La vie est un combat. Plus difficile pour les unes que pour les autres.
"Une bonne musulmane""Être née en Iran et dans un corps de femme, ça oblige à devenir militante pour ses droits", résume Soudeh Rad, d’une voix assurée et dans un français impeccable. La quadragénaire, qui vit désormais en Creuse, a d’abord dû prendre conscience qu’elle avait des droits. Pas évident quand on a grandi, comme elle, dans un pays où toute décision doit être prise avec le consentement de votre père ou de votre mari. Où la discrimination genrée peut aller jusqu’à désigner des escaliers pour femmes et d’autres pour les hommes... Soudeh Rad ne s’en cache pas : pour elle, la République islamique d’Iran n’est "ni une république, ni islamique".
Elle a eu la chance de ne pas y passer toute son enfance puisqu’elle est partie vivre en Autriche avec sa famille au début des années 1990. Là-bas, dans le contexte de guerre en Bosnie-Herzégovine et de racisme anti-musulman, elle se souvient avoir été félicitée d’être une "une bonne musulmane", car elle "portait bien le voile". À l’époque, elle en était fière. À tel point que lorsqu’elle débarque pour la première fois en France en 1998 et que les débats politiques tournent autour d'une potentielle interdiction du voile à l'université, elle s’en offusque et part suivre ses études dans son pays natal.
Violence du patriarcatL’Iranienne a alors vécu dans ses choix et dans sa chair la violence du patriarcat : elle est mariée de force par sa famille, subit une fausse couche provoquée par les coups de son mari, puis un avortement clandestin. Elle doit ensuite négocier avec lui – en clair, le payer – pour qu’il lui rende son passeport. Elle met alors "toute sa dépression et sa colère vis-à-vis de son mariage" dans ses études. Si bien qu’à 26 ans seulement, elle devient P-DG de sa propre boîte de conseil en management en Iran. Et un "très bon parti" aux yeux des hommes iraniens : "À chaque atelier, chaque intervention, des participants voulaient se marier avec moi." Elle commence à revendiquer ses droits. "Pourquoi ai-je besoin de l’autorisation de mon mari ?", lance-t-elle à l’époque sur les réseaux sociaux. Et là, révélation.
« Quelqu’un m’insulte en me disant "T’es qu’une féministe !". Je vois ce mot pour la première fois de ma vie. Je vais chercher la signification et je me dis "Oh, c’est ça ?! Oui, oui, je suis féministe !" »
Féminisme, antiracisme, lutte des classesElle quitte l’Iran définitivement en 2008. Pour Soudeh Rad, cela signifie aussi rompre avec sa famille iranienne, fidèle à l’idéologie de la République islamique. "Ça m’a coûté cher, mais j’en suis fier." Revenue en France, elle obtient un master en sciences de gestion à l’université Paris-Panthéon-Assas, puis s’engage dans un doctorat avant de l’abandonner au bout de deux ans. Elle valorise ses diplômes en gestion pour différentes entreprises commerciales et, en parallèle, travaille comme cheffe de projet dans des organisations internationales tournées vers les droits humains.
En 2009, à presque 30 ans, elle participe à la création d’Osez le féminisme en France. "Mon féminisme est intersectionnel, précise Soudeh Rad. Je ne peux pas être féministe et ne pas lutter contre le racisme. Donc j’intègre l’antiracisme, la lutte des classes..." La même année, l’Iran connaît le Mouvement vert (2) et Soudeh Rad s’active pour relayer ce soulèvement sur Internet, bloqué dans son pays natal par les autorités pour empêcher les manifestants de s'organiser et les journalistes et ONG de couvrir l'événement.
Éducation à l’égalité et à la sexualité en persanSa lutte en faveur de l’égalité femmes – hommes s’accompagne de celle pour les droits des minorités ethniques et sexuelles. Elle-même s’identifie comme non-binaire. "J’ai souffert de ma sexualité. La première fois que je suis tombée amoureuse, c’est d’une femme. Sauf que j’avais intériorisé la biphobie : je pensais que j’étais malade, que c’était pas bien ce que je faisais. Il y a tellement d’autres genres et sexualités que ce que le régime en Iran veut nous faire penser."
La découverte du terme "queer" (3) a été pour elle une autre "émancipation" : "c’est une identité contre l’identité !", clame-t-elle. Une arme intellectuelle pour se libérer de la binarité forgée et enfermante du patriarcat. C’est sur ces convictions qu’elle fonde en 2014 l’association Spectrum, plateforme "queer féministe" dédiée à l’égalité des genres et à l’éducation sexuelle à destination des personnes de langue persane (Iraniens, Afghans, etc.). Et depuis 2017, elle est membre du bureau Europe de l’Association internationale des gays et lesbiennes (Ilga Europe).
"Femme, vie, liberté"Le 13 février dernier, elle s’est vu remettre le "prix du courage" dans le cadre du concours d’éloquence dédié aux droits des femmes organisé par la Fondation des femmes à Paris. Le nom du prix la dérange. Qu’est-ce que son courage "par rapport à toutes ces femmes, toutes ces filles qui sont en train de mourir pour défendre leurs droits ?" depuis plusieurs mois en Iran, à l’occasion des manifestations consécutives à la mort de Mahsa Amini (4). Soudeh Rad estime d’ailleurs que la révolution n’a pas commencé en septembre dernier, mais dès les années 1980. La colère couvait. Il ne manquait que l’étincelle. Alors, elle dédie son prix à toutes ces combattantes, en reprenant leur slogan. "Femme, vie, liberté", "Zhen Zhian Azadi" en kurde, écrit-elle dans son discours. "Le prix n’est pas à moi, Il est à toutes les Iraniennes."
(1) La Fondation des femmes organise depuis 2017 un concours d’éloquence dédié aux droits des femmes. Un Prix Gisèle Halimi, du nom de l’avocate, militante féministe et femme politique franco-tunisienne, est remis à cette occasion. Il récompense des femmes qui "usent de leur voix et du verbe pour dénoncer le sexisme".(2) Soulèvement qui a suivi l’élection présidentielle iranienne de 2009, lors de laquelle le pouvoir a été accusé de fraude électorale.(3) Personne dont l'orientation ou l'identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants.(4) Des manifestations ont éclaté en Iran après le décès d’une jeune femme, Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, dans la foulée de son arrestation par la police des mœurs, car elle portait un voile mal ajusté.
Daniel Lauretdaniel.lauret@centrefrance.com