"Notre système politique me terrifie dans sa façon de rendre tout sectoriel." Ce cri du cœur, ce n’est ni un membre de l’opposition qui le pousse, ni un dangereux syndicaliste, mais le président d’une grande banque française. Ce dernier a été, comme tant d’autres, frappé par la façon dont le gouvernement et le président de la République ont abordé la réforme des retraites. Pas de débat ouvert à cette occasion sur le bien-être au travail, aucune réflexion sur les nouveaux défis écologiques, numériques auxquels sont confrontés les entreprises et les salariés, rien de rien concernant l’équilibre vie professionnelle-vie privée bousculé par l’avènement du télétravail, les carrières des femmes…
Non, ce qui agite Elisabeth Borne et Olivier Dussopt réside dans ces questions techniques : pourrons-nous réduire, grâce à cette réforme, notre déficit et lui faire ainsi avoisiner les 300 ou 400 millions ? Faut-il élargir aux avocats la majoration de 10 % de la pension pour les assurés à partir du troisième enfant ? Etc.
Le président a eu beau déclarer à Rungis, le 21 février : "Le vrai débat que l'on doit avoir, c'est un débat sur le travail", nous sommes tentés de lui rétorquer que cela ne tenait qu’à lui. Parmi ses proches, ils sont nombreux à regretter que la réforme des retraites ne s’inscrive pas dans un texte d’ampleur sur le travail. Le projet de loi sur l’emploi promis par Olivier Dussopt devrait être l’occasion d’une réflexion sur le sujet mais pourquoi diable avoir décorrélé les deux textes ? Pourquoi avoir évoqué les retraites sans se demander ce que pourrait être le parcours de vie au travail du salarié de demain, entre ses 18 ans et ses 64 ans ?
A une époque où on ne cesse de dire que le lien entre les citoyens se délite, que la perte de sens est à son apogée, peut-on encore aborder la politique de façon aussi technique, en silo, c'est-à-dire thème par thème, sans se soucier de dessiner une vision ? Emmanuel Macron pourra toujours taper du poing sur la table en conseil des ministres et réclamer aux membres du gouvernement, aux députés, "de la pédagogie" sur la réforme, mais ce qui se conçoit mal s’énonce confusément.
Lui qui a tant voulu et promis une présidence en surplomb aurait dû considérer qu’il était le mieux placé pour esquisser les prémisses d’un débat de société. Et ne pas laisser aux oppositions, à la gauche en particulier, et à Jean-Luc Mélenchon, le monopole de la pensée sur le sujet. La place des loisirs dans une vie, le rôle des séniors dans le tissu associatif... Autant d'interrogations que des élus de gauche ou Laurent Berger, le patron de la CFDT, ont formulé sans jamais obtenir de réaction de l'Elysée.
"On a réussi à réhabiliter les syndicats", se désole un ministre de premier plan. Au sein du gouvernement et de la majorité pourtant, certains ont fait l'effort d'imaginer des compensations plus idéalistes à la réforme. Mais aucun n'a été entendu. Comme si le macronisme devait aligner des chiffres et laisser la fabrication d'un destin commun à d'autres.