L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, mais lorsqu’on se fait réveiller à cinq heures du matin, on peut légitimement penser, les yeux à moitié fermés, que c’est aussi le début des problèmes. Il fait encore nuit noire, le téléphone de Clément Beaune sonne sur sa table de chevet. On en appelle solennellement au ministre des Transports : les syndicalistes des routiers des Hauts-de-France demandent à pouvoir tracter en paix, autrement dit sans avoir à craindre les forces de police, qui ont elles aussi déjà entamé depuis belle lurette leur journée. Tracter, et non bloquer, assure-t-on au ministre pour l’amadouer. Requête acceptée… même si les contestataires finiront, un peu plus tard, par bloquer quand même.
La France n’est pas encore debout qu’on lui promet d’être paralysée, "à l’arrêt". Les organisations syndicales misaient beaucoup sur la mobilisation de ce 7 mars contre la réforme des retraites pour faire chanceler l’exécutif. "Il ne faut pas crier avant d’avoir mal", indiquait lundi matin le ministre du Travail Olivier Dussopt au micro de Franceinfo. Mardi soir, les membres du gouvernement, loin de hurler de douleur, ont bien davantage poussé un léger soupir de soulagement. Rien de cassé.
"Mardi noir", mais la vie continue : pas de quoi modifier l’agenda présidentiel. Revenu de son voyage en Afrique, Emmanuel Macron réunit à 10 heures à l’Elysée une partie de son équipe gouvernementale pour une réunion consacrée au plan "Quartiers 2030". Autour de lui et d’Elisabeth Borne : le ministre de la Ville et du Logement Olivier Klein, bien sûr, mais également Gérald Darmanin, Olivier Dussopt, Stanislas Guérini, François Braun, Christophe Béchu, Rima Abdul-Malak, Olivia Grégoire… L’occasion, peut-être, de glisser quelques mots à cette dizaine de ministres à propos des rues parisiennes et des centres-villes qui commencent à se noircir de manifestants ? "Absolument pas", assurent plusieurs participants. "Pas un mot là-dessus, il est rentré dans le dur du sujet quartiers sans en dévier", ajoute l’un d’eux.
Dès la mi-journée, le ministre de la Fonction publique Stanislas Guérini reçoit de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) les taux de grévistes dans les différents secteurs qu’il couvre. Une fois ces chiffres compilés, il s’empresse de les communiquer au président de la République et à la Première ministre. Première source de satisfaction pour l’exécutif : "Le taux de grévistes dans la fonction publique est en baisse par rapport au 19 janvier, on voit bien que ce n’est pas une mobilisation de la même nature que celle de 2019, ce n’est pas le niveau de grèves de la réforme Fillon", souffle Guérini.
15 heures : tandis que les députés posent leurs premières questions au gouvernement au Palais Bourbon, Gabriel Attal tient le banc au Palais du Luxembourg pour l’examen de la réforme au Sénat. Dans la continuité de sa communication offensive depuis quelques jours, le ministre de l’Action et des Comptes publics rend un vibrant hommage aux "dizaines de millions de Français qui font tourner le pays" et tance ceux qui veulent mettre "l’économie du pays à genoux" - des propos retransmis en direct sur BMFTV.
Au sein de l’exécutif, le niveau d’information fluctue. A l’Assemblée, les ministres suivent le déroulé de la journée les yeux rivés sur leurs smartphones. "On est attentif à ce qui se passe, évidemment, mais ce n’est pas non plus la super angoisse dramatique", plaisante l’un d’eux. Le niveau d’information fluctue selon le degré d’implication dans la réforme : certains communiquent avec les préfets qu’ils connaissent pour prendre le pouls de la situation dans tel ou tel territoire ; Olivier Dussopt se tient informé par ses canaux du ministère et échange avec son grand copain le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin sur l’état des blocages et des débordements que l’on voit poindre dans les rues parisiennes. Dans son fief d’Annonay en Ardèche, devenu le centre névralgique des mobilisations dans la région, quelque 2000 foyers ont été privés d’électricité par la CGT. "Un jour où je ne suis pas là, ce n’est pas très malin", chuchote le ministre du Travail, qui déplore que des lycées aient dû renvoyer des élèves chez eux, faute de lumière et de cantines. "C’est dégueulasse", réagira plus tard son collègue Stanislas Guérini sur RTL.
D’autres sont au four et au moulin, à l’image de Clément Beaune et Agnès Pannier-Runacher à l’Energie. Le centre de crise au ministère de la Transition écologique, où l’on retrouve autour de la table leur cabinet, la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, les représentants de la SNCF, de la RATP, des ports et des routes, leur fait un point quatre fois dans la journée. Le ministre des Transports, qui vit avec la télévision allumée, a passé une soixantaine de coups de fil dans la journée, restant en contact permanent avec le patron de la SNCF Jean-Pierre Farandou, de la RATP Jean Castex et d’ADP Augustin de Romanet.
En fin de journée, les chiffres tombent : 1,28 million de Français ont battu le pavé selon le ministère de l’Intérieur (contre 1,27 million cinq semaines auparavant), 3,5 millions selon la CGT. Ce n’est pas un mardi noir, c’est un mardi gris, bruisse-t-on dans les couloirs des ministères. "C’est très haut, mais ce n’est pas un raz-de-marée", glisse un pilier du gouvernement. "On voit bien que c’est une forte mobilisation : trois journées à plus d’un million de personnes dans la rue, avec de plus en plus de monde en province, ce serait une erreur de dire que c’est un échec. En revanche, ce n’est pas un blocage du pays", estime un autre ministre. "Bref, les mobilisés restent mobilisés. Le Sénat continue son boulot… Et l’Assemblée son cirque", complète un troisième en début de soirée, visant tout autant la Nupes que le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti et ses deux "bras d’honneur" en direction du patron des députés LR Olivier Marleix. Le garde des Sceaux s’est excusé, mais au moment où la droite fait du forcing au Sénat et où l’on se questionne sur sa fiabilité au palais Bourbon pour voter la réforme, dans la majorité on se serait bien passé de ce coup d’éclat contre les alliés temporaires du gouvernement.
Mardi soir, le maître mot du côté du gouvernement était "stabilité", mais aussi prudence. L’exécutif, qui mise sur un essoufflement du mouvement contestataire après le passage de son texte en commission mixte paritaire et le vote solennel à l’Assemblée nationale, attend de voir quel sera "le rythme de décroissance" des mobilisations. "Le vrai enjeu, ce n’était pas le 7 mars, mais la durabilité ou non du mouvement dans la rue, notamment après avoir passé l’examen du texte au Sénat", explique un membre du gouvernement. D’ici là, les négociations restent serrées avec la droite à l’Assemblée et au Sénat, car il n’y aurait pas de meilleur moyen pour revigorer l’intersyndicale et froisser les Français que de passer par l’article 49.3…