La République des mollahs fait face à un mouvement de contestation dont l’ampleur est inédite. Traversant toutes les couches de la société, celui-ci révèle au grand jour la fracture qui persiste entre une jeunesse en quête de modernité et un régime à la fois violent et usé.
Si les femmes ont toujours joué un rôle important dans la société iranienne, elles marquent aujourd’hui leur opposition à la République islamique en retirant ou brulant leur voile en public. Particulièrement sociabilisées, les Iraniennes sont en effet les mieux placées pour dire à quel point celle-ci a fait du tchador l’un de ses piliers idéologiques.
Pauvreté et problème d’eau
Leur mouvement de révolte, légitime, va pourtant bien au-delà du simple refus de porter cet accessoire qui les enferme. Car la société iranienne est à bout de souffle. Le pays, qui compte 83 millions d’habitants, traverse une crise économique sans précédent depuis 1979. Plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et des millions d’Iraniens peinent à se nourrir. Alors qu’une partie du territoire est constituée de plaines arides en proie à un climat semi-désertique, le Corps des Gardiens de la Révolution islamique, qui a la main mise sur plus de 60% de l’économie, a permis la construction de nombreux barrages en contrepartie d’importants dessous de table. À cela s’ajoutent le mauvais état du réseau de traitement des eaux usées et le réchauffement climatique. Résultat de cette politique mafieuse déconnectée des problématiques environnementales : deux tiers du pays sont en situation de stress hydrique et dans certaines provinces, des populations entières n’ont plus accès à l’eau potable.
Selon une analyse du World Resources Institute publiée en 2019, les ressources en eau sont de « mauvaise qualité » dans plusieurs villes, voire insuffisante.
Plusieurs localités ont ainsi connu, ces dernières années, des pénuries d’eau ainsi que des coupures d’électricité. En 2021 à Ispahan, des manifestants avaient déjà interpellé le président Ebrahim Raïssi sur la tragédie en cours. Leurs cris d’alarme se sont répétés durant l’été 2022 en raison de la sécheresse. En vain. Car le régime s’est montré inapte à apporter des solutions concrètes. Au contraire, il a ignoré la détresse des Iraniens, allant jusqu’à réprimer férocement ceux qui osaient manifester leur désespoir en public.
On l’aura compris : l’Iran connaît l’une des périodes les plus dramatiques de son histoire contemporaine sur les plans économique, social et environnemental. Et c’est donc dans ce contexte qu’intervient la révolte initiée par les femmes peu après l’assassinat de Mahsa Amini par la police des mœurs le 16 septembre dernier, pour « mauvais port du voile » islamique.
Le Corps des Gardiens de la Révolution, bras armé de la République islamique
En Iran, plus de la moitié de la population a moins de trente ans. Les femmes représentent quant à elles 63% de la population universitaire. La jeunesse pèse donc de façon importante sur l’avenir du pays. Et le fait qu’elle soit en rupture avec le pouvoir fragilise forcément celui-ci.
« On a des difficultés à se nourrir. Il n’y a pas de travail et le gouvernement nous martyrise », explique F. 20 ans, étudiante, qui a participé aux manifestations dès le début. Déterminée, elle ajoute : « De toute façon qu’est-ce qu’on a à perdre ? Et puis nous sommes plus nombreux que lors des mouvements précédents […]. En tuant Mahsa Amini, les policiers ont frappé le cœur de l’Iran. Ils ont tué une jeune femme, mais aussi quelqu’un qui venait de la province. Ce qui lui est arrivé aurait pu m’arriver. Alors on n’a pas envie d’abandonner, même si la police nous tire dessus ».
Mais cette jeunesse héroïque se heurte à un adversaire redoutable : le Corps des Gardiens de la Révolution et sa milice civile des Bassidjis qui ne reculent habituellement devant aucune atrocité pour mater les mouvements de révolte. Ainsi, les pasdarans ont-ils multiplié les avertissements à l’égard des frondeurs alors que la violence est à son comble.
Selon un bilan de l’organisation non gouvernementale Iran Human Rights qui recense les atteintes aux droits de l’Homme en Iran, « au moins 76 personnes ont été tuées lors des manifestations nationales déclenchées par le meurtre de Mahsa Amini par la police la semaine dernière. Au moins six femmes et quatre enfants figurent parmi les personnes tuées. Des manifestations ont eu lieu (hier) à Téhéran, Yazd et Karaj malgré la répression sanglante […]. » L’ONG précise que « la plupart des familles ont été contraintes d’enterrer discrètement leurs proches la nuit et ont subi des pressions pour ne pas organiser de funérailles publiques. De nombreuses familles ont été menacées de poursuites judiciaires si elles rendaient leur décès public ». Elle met enfin en garde « contre la poursuite des meurtres de manifestants et l’utilisation de la torture ». S’ajoute à ce triste bilan l’arrestation de 1 200 manifestants et de plusieurs avocats et journalistes. Selon Richard Sédillot, avocat spécialiste des droits de l’Homme « au moins quatre avocats ont été arrêtés. Il s’agit de Mahsa Gholamalizadeh, Sayeed Jalilian, Milad Panahipoor et Babak Paknia. Mais ils sont sans doute plus nombreux derrière les barreaux ».
D’après un communiqué du Comité de protection des journalistes en date du 27 septembre, au moins 23 d’entre eux ont également « été arrêtés alors que les affrontements entre les forces de sécurité et les manifestants ont fait des dizaines de morts ».
Samedi dernier, les Gardiens de la révolution ont aussi bombardé des groupes kurdes iraniens basés en Irak en réponse à leur soutien aux manifestants.
En clair, les maitres de l’Iran n’entendent pas céder un pouce de terrain.
Organisation créée en avril 1979 sous l’égide de l’ayatollah Khomeini, le Corps des Gardiens de la Révolution est à l’origine une organisation paramilitaire. Avec le temps, elle s’est peu à peu substituée à l’armée qu’elle a reléguée au second plan. Elle tient également d’une main de fer les secteurs de l’industrie de la Défense, des télécommunications et de la construction. Forte d’environ 130 000 hommes, elle dispose de ses propres forces spéciales, de son aviation et de sa marine. Un ex-diplomate iranien explique sous couvert d’anonymat : « les pasdarans sont au cœur du régime. Ils sont à tous les étages de l’armée, des services de renseignement, de l’administration et du système économique. Ils sont nés et ils ont grandi avec la République islamique d’Iran qui leur a permis de s’enrichir. Tant qu’ils tiendront la police, l’armée et l’économie, ils protègeront le régime. Même si ce sont des idéologues et des mystiques qui se comportent en mafieux, il faut avoir conscience qu’ils sont les vrais maitres du jeu ».
Conscient de la situation inédite que traverse l’Iran et de la toute-puissance des pasdarans, le prince Reza Pahlavi – en exil aux États-Unis – appelait il y a quelques jours les forces de l’ordre iraniennes à cesser les violences contre les manifestants. « Certains imaginent que la solution passe par un revirement des Gardiens de la révolution. Mais c’est peu probable. Ils veulent protéger leurs acquis », analyse l’ancien diplomate. D’autant que les pasdarans répondent directement aux ordres du Guide de la Révolution Ali Khamenei et qu’ils sont également proches du président Ebrahim Raïssi, un ultraconservateur qui fut le responsable – en tant que procureur adjoint – de milliers d’exécutions de détenus politiques en 1988. Inscrit par les États-Unis sur une liste noire pour violation des droits de l’Homme, ce dogmatique de 61 ans n’a que faire des revendications de la jeunesse. Il considère que seule la charia détermine la ligne de conduite du régime et se trouve de facto être l’un des soutiens les plus sûrs des Gardiens de la révolution.
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Emmanuel Razavi est Grand reporter. Diplômé de sciences politiques, il est spécialiste de la géopolitique du Moyen-Orient. Il est auteur de plusieurs documentaires pour Arte, M6, Planète et France 3. Il a collaboré avec le Figaro Magazine, Paris Match et Le Spectacle du Monde. Il est également conférencier. Dernier ouvrage paru : Grands reporters, confessions au cœur des conflits (Éditions Amphora, 2021).
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