La “polémique littéraire de l’automne”, comme on l’appelle déjà, a fait du bruit jusque dans les colonnes du Guardian et du Corriere della sera. Quoi, il y aurait conflit d’intérêt à l’Académie Goncourt ? Le milieu littéraire français serait endogame ? Scandale !
Petit rappel des faits : Camille Laurens, écrivaine reconnue, entrée au jury du prix Goncourt depuis 2020 et chroniqueuse hebdomadaire au Monde des Livres (ça fait beaucoup, non ?), a osé y descendre la semaine dernière le roman d’Anne Berest, La Carte postale (Grasset), faisant pourtant partie de la première sélection du Goncourt. Ce que Didier Decoin, président de l’Académie, a dénoncé comme un manque de solidarité. Ce qui serait un moindre mal. Le vrai problème étant qu’aux côtés du Berest, se trouve également sélectionné en lice pour le prix Goncourt le roman Les Enfants de Cadillac (Gallimard) du philosophe François Noudelmann, traitant plus ou moins du même sujet (la Shoah à travers le vécu de leurs grands-parents). Or, Noudelmann se trouve être – ce qui fut révélé par France Inter – le compagnon de Camille Laurens. Très vite, l’écrivaine s’est retrouvée soupçonnée de favoritisme, et de vouloir “tuer” le livre de Berest via sa chronique, pour saper les chances d’une concurrente face à Noudelmann.
Devrait-elle être limogée du Goncourt, en démissionner elle-même ? La question se pose peut-être en sens inverse : et si elle n’aurait jamais dû y entrer ? En 2007, Laurens se permettait d’accuser une autre écrivaine (Marie Darrieussecq) de “plagiat psychique”, concept pour le moins farfelu, en tout cas pas du tout littéraire. C’était à l’occasion de la parution du roman Tom est mort, de Darrieussecq, une fiction autour de la mort d’un enfant : Laurens y avait vu la copie (psychique, donc ( ?)) de son texte Philippe (1995), “comme si les enfants morts étaient sa propriété privée”, écrivait alors en réponse leur éditeur commun, Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L). Étrange comme Didier Decoin a eu la mémoire courte en nommant l’écrivaine au jury du prix littéraire le plus prestigieux de France.
Effet de meute
Cela étant dit, méfions-nous toujours des effets de meute, et Camille Laurens s’en prend aujourd’hui tellement plein la figure qu’on aimerait rappeler ici ses qualités de critique. Car elle en a.
Si elle aurait peut-être dû faire comme Bernard Pivot lorsqu’il officiait lui-même à l’Académie Goncourt, n’écrivant que du bien des livres qu’il chroniquait dans sa tribune hebdomadaire au JDD, il faut reconnaître un certain panache à l’écrivaine qui n’a pas peur de prendre des risques. Pour citer un mot de Christine Angot, invitée à la télé face à un journaliste publiant la collection de ses articles, à qui l’on (Pivot, il me semble…) demandait ce qu’elle en pensait, je dirais que même si “je ne suis pas critique de critiques”, j’avoue éprouver une certaine jubilation à lire les chroniques de Camille Laurens dans Le Monde. Elle y fait souvent preuve de davantage de liberté de ton et d’arguments littéraires que bien des critiques… littéraires.
Car il s’agit bien de questions de littérature passionnantes qu’elle pose dans son article du 17 septembre contre La Carte postale d’Anne Berest, intitulé “Devoir de regard”. S’érigeant ainsi contre le fait que la littérature, ces derniers temps, se retrouve trop souvent réduite à son contenu (et quoi de plus intimidant que la Shoah ?) au détriment de la littérature elle-même, c’est-à-dire le style, qui a toujours à voir avec l’éthique, la morale, le “point de vue” rappelle Laurens. Dans La Carte postale, Anne Berest se met en scène pour raconter, à force de longs dialogues et de scènes très imagées et frôlant le poncif, ses aïeux morts en camps de concentration. “Reprenant le flambeau consumé, Anne entre jusque dans la chambre à gaz avec ses gros sabots à semelles rouges” écrit Camille Laurens, certes basse en fustigeant l’aspect “chic” de Beret, “et, en l’absence de témoins directs, ajoute un détail de son cru (imagination, quand tu nous tiens !), quoique très cliché : ‘Jacques reçoit un coup de crosse qui lui déboîte l’épaule‘. Puis les portes se ferment mais Berest, autrement plus affranchie que le réalisateur du Fils de Saül, László Nemes (2015), resté sur le seuil, nous raconte la suite de l’intérieur : ‘Les prisonniers regardent alors en direction des pommeaux qui se trouvent au plafond. Très vite ils comprennent.’”
Tout dire ?
Peut-on tout dire, et peut-on le dire n’importe comment, quand on traite d’un sujet aussi grave que la Shoah ? C’est la question que pose Camille Laurens et elle est évidemment essentielle, et littéraire. Pour cela, elle a été jugée trop “violente”. Ah, bon. Si un homme avait écrit le même article, parions qu’on l’aurait jugé “courageux”.
Conclusion ? La Carte postale d’Anne Berest, en effet trop scénaristique (avec les raccourcis que cela suppose), nous est tombé des mains. Assez ironiquement, Les Enfants de Cadillac aussi, trop classique. Sur la Shoah, les camps de concentration, mieux vaut lire L’Espèce humaine et autres écrits des camps, le volume de la Pléiade à paraître le 7 octobre qui rassemble les récits de Robert Antelme, Charlotte Delbo, Jorge Semprún et d’autres survivant·es des camps. Nous y reviendrons.
