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Le juste milieu entre deux vices

En invitant la philosophie à descendre du ciel pour l’installer dans les villes, l’introduire jusque dans les foyers, Socrate lui a imposé l’étude de la vie, des mœurs, des choses bonnes et mauvaises. Tel est, en substance, le jugement que rend Cicéron sur le père de la philosophie, que l’on pouvait déjà lire sous la plume de Platon, de Xénophane et d’Aristote, que l’on retrouvera au mot près sous la plume de Sénèque, et dont on entendra encore un écho dans la Cité de Dieu de saint Augustin : « Tout le monde s’accorde pour voir en Socrate le premier qui infléchit la philosophie dans son ensemble vers la remise en ordre et la restauration des mœurs, alors que tous avant lui avaient dépensé le plus gros de leur énergie à approfondir la physique, autrement dit l’étude de la nature ». C’est dire aussi bien que la vocation principale de la philosophie est de méditer sur les vertus et les vices, ce qu’en effet les philosophes de l’Antiquité n’ont jamais cessé de faire. Que l’on songe au Ménon ou au Protagoras de Platon, au traité pseudo-aristotélicien Sur les vertus et les vices, au traité Des passions de Chrysippe, au Traité 19 Sur les vertus de Plotin, etc.

La ligne de partage entre vices et vertus y est tracé à chaque fois en des termes analogues : la vertu est équilibre, ordre, harmonie, accord avec soi-même, science et sagesse ; le vice est déséquilibre, désordre, discordance, conflit intérieur et ignorance sous toutes ses formes. Si l’on se réfère à la définition canonique de la vertu forgée par les Stoïciens, cette dernière doit être comprise comme « disposition harmonieuse » (diathesis homologoumenê) et demande à être tenue pour une science. Chaque vertu particulière s’énoncera par conséquent comme la possession en l’âme d’une définition correcte : le courage, par exemple, est la « science des choses à endurer ». Symétriquement, le vice est ignorance de telles choses.

L’immense importance de la philosophie morale de l’Antiquité dans l’histoire occidentale des idées n’est plus à démontrer, comme l’atteste l’existence d’une littérature considérable, qu’une bonne dizaine de livres et un nombre difficilement quantifiable d’articles viennent augmenter tous les ans. L’intérêt et la nouveauté relative des deux ouvrages collectifs qui paraissent simultanément sur le thème des vices et des vertus, respectivement aux éditions Classiques Garnier et aux éditions Brill, tiennent à l’angle critique qui a été adoptée : dans le volume publié sous la direction de Giuliano Ferretti, François Roudaut et Jean-Pierre Dupouy, il s’agit de poursuivre une enquête, ouverte en 2012, sur la signification doctrinale de la théorie des quatre vertus cardinales au cours du Moyen Âge jusqu’à la fin de l’âge classique, en mettant au centre de l’attention la vertu de tempérance ; dans le volume publié sous la direction de Christelle Veillard, Olivier Renaut et Dimitri El Murr, il s’agit de mettre en lumière l’autre versant de la réflexion sur les vertus, souvent négligé dans les travaux universitaires, en montrant comment les philosophes de l’Antiquité ont pris au sérieux la question du vice.

Les quatre vertus cardinales

Le volume consacré à l’étude de la vertu de tempérance est le second d’une série qui en comptera au total quatre – autant que les fameuses vertus cardinales (Prudence, Tempérance, Force et Justice). Après l’examen de la prudence1, c’est donc à l’élucidation de la vertu de tempérance que les dix-huit chercheurs réunis dans ce volume ont consacré leurs efforts. Comme on le sait, le terme même de « tempérance » est employé tardivement par les clercs du Moyen Âge, qui l’empruntent au latin : les dictionnaires français en recensent une première occurrence au début du XIIIe siècle seulement (en 1230 environ). Il apparaît dans un poème allégorique sur la Vierge Marie intitulé Le Château d’amour. L’auteur de ce poème est Robert Grosseteste, évêque de Lincoln, bien connu pour ses travaux philosophiques et notamment pour une influente traduction latine de l’Ethique à Nicomaque, couramment désignée comme l’antiqua translatio.

Dans Le Château d’amour, la notion de tempérance désigne l’une des quatre vertus cardinales (à ne pas confondre avec les vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité) héritées du stoïcisme. « Temperantia » revêt alors le sens de « modération, mesure, retenue » (notamment dans les plaisirs sensuels) et d’« équilibre» ou de « sobriété » (notamment dans les plaisirs de bouche). En somme, la tempérance est la vertu qui modère les penchants pour les plaisirs corporels au sens le plus large du terme, en y incluant la sexualité, le boire et le manger. Comprise de cette manière, la tempérance est tout à fait conforme à la définition aristotélicienne de la sophrosúnê (mot que Tricot traduit par « modération »), que le Stagirite présente dans le troisième livre de l’Ethique à Nicomaque comme une « médiété par rapport aux plaisirs », en précisant qu’elle « ne saurait s’appliquer qu’aux plaisirs corporels ».

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas le Moyen Âge qui a inventé la classification des vertus dans laquelle la tempérance s’est trouvée inscrite. On en trouve une première liste chez Platon, mais, comme la citation précédente l’indique clairement, c’est Aristote qui, dans ce domaine, eut la plus grande postérité dans le Moyen Âge chrétien, et c’est sous son influence que saint Ambroise proposa vers la fin du IVe siècle une liste complète des quatre vertus cardinales. L’histoire de cette dernière a donc ceci de particulier qu’elle mêle indissociablement l’héritage d’une conception empruntée à la fois à la pensée antique et à celle des Pères de l’Eglise.

Dans l’ordre des quatre vertus, qualifiées de « cardinales » à partir de saint Ambroise, la tempérance tient d’ordinaire la dernière place, la première étant occupée par la prudence (vertu régulatrice générale). Toutes deux, tempérance et prudence, regardent le bien du sujet et le juste équilibre de son affectivité, tandis que la justice et la force visent le bien des autres, la première pour l’établir, la seconde pour le conserver. Dans sa Somme théologique, saint Thomas consacrera trente questions à la tempérance et expliquera que cette dernière est une vertu (ce qui ne va nullement de soi puisqu’elle contrarie la nature) et qu’elle est une habitude acquise. Puis, il développera les différentes parties qui en constituent les espèces et placera, comme Aristote, la tempérance en dernière position : « Une vertu est d’autant meilleure qu’elle contribue davantage au bien de la multitude. Or la justice et la force contribuent davantage au bien de la multitude que la tempérance ; car la justice règle les relations avec autrui ; la force affronte les périls des combats en vue du salut public, tandis que la tempérance modère seulement les convoitises et les plaisirs individuels. Il est donc clair que la justice et la force sont des vertus plus éminentes que la tempérance. Et la prudence et les vertus théologales sont encore plus importantes. »

Ce que révèle l’histoire de l’élucidation de la vertu de tempérance dans les divers systèmes de morale du Moyen Âge à l’âge classique, c’est la promotion irrésistible de la tempérance au rang de vertu primordiale en ce que c’est elle et nulle autre qui assure la domination des instincts, agissant par là même sur toutes les autres vertus. Représentée dans sa version la plus commune sous les traits d’une femme versant l’eau d’un récipient dans un autre contenant du vin (atténuation, adoucissement de ce qui est trop excitant), ou bien sous ceux d’une femme ayant deux récipients, l’eau passant de l’un à l’autre, la tempérance est donnée comme une vertu qui maintient les désirs dans les limites de l’« honnêteté » : en tant que disposition à agir d’une façon délibérée consistant en un juste milieu, la tempérance peut bien être tenue pour le juste milieu par excellence. Pierre Charron, au XVIe siècle, la définira comme « une bride et règle aux choses plaisantes, voluptueuses, qui chatouillent nos sens et nos appétits naturels » - vertu symétrique de la force, autrement dit, qui nous retient dans la jouissance, tandis que l’autre nous pousse à agir malgré la peur ou la souffrance. La métaphore équestre du frein ou de la bride deviendra rapidement à partir de ce moment un attribut traditionnel de la Tempérance.

De la possibilité et de l’utilité d’une théorie du vice

Le même livre III de l’Ethique à Nicomaque, appelé à jouer un rôle décisif dans la formation de la doctrine des vertus cardinales, contient aussi une définition précieuse de l’intempérance : « L’intempérance se caractérise par l’affliction disproportionnée qu’on ressent quand on est privé de ce qui fait plaisir ; le tempérant, au contraire, ne manifeste aucune peine à la privation de ce qui est agréable ». L’intérêt de cette définition est qu’elle semble livrer la clé de l’intelligibilité de tous les vices : à savoir, leur opposition symétrique aux vertus. Tout se passe comme s’il suffisait de définir clairement la vertu pour disposer, par contraposition, d’une définition également claire du vice. Le vice ne serait en somme que le simple envers de la vertu, une privation de la vertu, de sorte qu’il n’y aurait tout bonnement pas lieu de réfléchir sur le vice considéré pour lui-même.

Et de fait, tel semble avoir été le raisonnement suivi par de nombreux philosophes de l’Antiquité, tel Chrysippe qui se contentait, pour définir les vices, d’ajouter au terme de sa présentation des diverses vertus la formule lapidaire : « et le vice est le contraire ». Mais, comme le remarquent les éditeurs du volume consacré aux vices, il faut noter que cette première définition toute négative du vice contenait en elle-même les germes de sa remise en question, car le vice est-il l’ignorance des bons principes ou l’application des mauvais principes ? Le vice est-il la disposition disharmonieuse produite par le jugement faux, ou bien est-il ce jugement faux lui-même ?

Olivier Renaut, dans le remarquable article qu’il consacre à la théorie des vices dans la République de Platon, montre que ce dernier a très tôt reconnu que l’ignorance seule ne pouvait suffire à expliquer le vice, et que l’on ne pouvait se contenter de définir le vice par sa seule opposition à la vertu. Certes, le savoir de ce qu’est la vertu (ou telle ou telle vertu particulière) implique, semble-t-il, de reconnaître ce qui en est le contraire, ou du moins l’absence ou la prétention, et c’est pourquoi il est impossible de déterminer ce qu’est la piété  sans parler de l’impiété (dans l’Euthydème), ce qu’est le courage sans parler de la lâcheté (dans le Lachès), ce qu’est l’amour divin sans parler de ses formes dégradées et bestiales (dans le Banquet et le Phèdre), mais une telle démarche n’équivaut pas à élaborer une théorie du vice, avec ses essais de définitions, ses applications, les lois de son avènement et de son extension, les hypothèses de son éradication ou au contraire de sa permanence : ce à quoi s’essaient précisément la République, le Timée et les Lois, lesquels constituent en ce sens une nouveauté dans le corpus platonicien.    

Les problèmes philosophiques que soulève l’idée même d’une théorie du vice sont nombreux et des plus épineux. Comment une telle théorie pourrait-elle être possible s’il n’existe pas de forme unique du vice, contrairement à la vertu ? En quoi, en outre, une telle théorie pourrait-elle être utile si elle se révèle incapable par elle-même de nous indiquer ce qu’est la vertu ? A ces objections principielles, Platon s’efforce de répondre qu’une connaissance du vice est requise pour deux raisons impérieuses lorsqu’on est philosophe et fondateur de cité. En premier lieu, s’il est vrai que la connaissance du vice ne nous apprend ce qu’est la vertu, seul un bon diagnostic sur la nature du vice peut rendre possible sa cure, ce qui implique de comprendre la nature spécifique du vice et de dépasser sa définition strictement privative ; en second lieu, la connaissance des vices est nécessaire afin de faire advenir, le cas échéant, la vertu, ce qui constitue l’objectif avoué de la politique. Pour ce faire, on voit qu’il est indispensable de comprendre que le vice est davantage qu’un simple défait de vertu et d’élucider la logique qui lui est propre.     

De ce point de vue, le célèbre portrait du tyran que brosse le livre VIII de la République contient assurément en filigrane la théorisation la plus aboutie du vice que nous ait léguée l’Antiquité. Mais celle-ci ne doit pas occulter les pages d’Aristote où ce dernier s’efforce de faire le départ entre nos errances transitoires et une véritable disposition à faire le mal ou à se tromper toujours. Laetitia Monteils-Lang, dans l’article qu’elle consacre à Aristote, montre que le vicieux est un passionné qui s’est raidi dans un certain type de comportement erroné ou mauvais, jusqu’à ne plus être capable de s’en extraire. Le vice est la corruption complète de l’âme, une diastrophê, un retournement total tel que le vicieux non seulement ne peut plus agir ou penser autrement qu’il ne le fait, mais surtout tel qu’il n’en voit même pas la nécessité, convaincu qu’il est du bien-fondé de tout ce qu’il fait. Contrairement à Platon, qui peignait le vicieux sous les traits d’un individu déchiré par un conflit intérieur, hanté par la honte et le remords parce qu’il a échoué à contrôler ses désirs, Aristote le présente comme celui qui a sciemment choisi une voie et qui s’y tient, ayant renversé les valeurs au point de prendre le mal pour le bien.              

 


Notes :
1 - La vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique, sous la direction de Evelyne Berriot-Slavadore et al., Paris, Classiques Garnier, 2012

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