Thomas Mann, l’un des plus éminents écrivains allemands du XXe siècle, dont les romans furent brûlés par les nazis en 1933 et qui dut quitter son pays la même année, s’adresse dès 1940 par la radio à ses compatriotes, dont il souhaite le soulèvement contre le régime nazi. Dans ses allocutions, il se présente volontiers en éducateur du peuple, faisant remarquer à ses auditeurs les contradictions inhérentes à l’idéologie nazie et les confrontant aux atrocités commises en leur nom.
Une culture occidentale toujours en crise
L’angle sous lequel l’écrivain approche le sujet est celui de l’humanisme chrétien. Le discours de loin le plus émouvant que Thomas Mann ait prononcé dans les années de guerre est celui de décembre 1940, dans lequel il rappelle à ses auditeurs les valeurs fondamentales incarnées par la fête de Noël et l’attachement particulier que les Allemands ont pour cette fête, qui, selon lui, est non seulement celle de la naissance du Christ, mais aussi celle de l’appartenance de l’Allemagne à la communauté chrétienne et occidentale :
« Voici revenir la fête de Noël, fête aimée, fête de la charité, et pour vous la plus chère, fête emplie de lumière, de parfums et des rêves de l’enfance. On peut l’appeler la plus allemande de toutes les fêtes […]. Pourquoi ? […] C’est à cette communauté que vous appartenez ; vous fêtez votre appartenance à elle. »
L’Europe de Thomas Mann est chrétienne, et selon lui l’Allemagne l’est aussi, au plus haut point même. Les valeurs qu’il défend sont profondément chrétiennes, et il les estime susceptibles de faire obstacle au projet nazi dans la conscience de ses concitoyens.
Un questionnement sur la communauté internationale
Le modèle que Thomas Mann oppose à l’impérialisme nazi est celui de la communauté internationale. En novembre 1940, il prédit qu’à l’issue de la guerre viendra le temps du « commencement d’une union mondiale » se traduisant par « l’abolition de la souveraineté nationale des États et la fondation d’une société de peuples libres, mais responsables ». Sa prophétie du 27 décembre 1942 – Hitler comme dernier conquérant – se révélera hélas fausse : « Hitler est le dernier représentant du type des conquérants […]. Sa déchéance morale prouve qu’il n’est plus de notre temps. […] Il a tellement dégradé le métier que l’humanité y renoncera à tout jamais. » L’actualité démontre que la communauté internationale n’a pas su effacer l’impérialisme.
En novembre 1940, quand la puissance nazie emporte tout sur son passage, Thomas Mann souligne aussi qu’elle se nourrit des évolutions qui bouleversent l'équilibre social : « Est-ce parce qu’une poignée de criminels stupides profite de la phase de transformation économique et sociale que traverse notre monde, pour entreprendre une campagne d’un anachronisme insensé », qu’il faut les laisser faire ?
L’évolution d’une pensée
Le changement qui s’opère dans la pensée de Thomas Mann donne à observer un travail intérieur, une évolution du jugement et de l’opinion, tels qu’on en voit rarement. Pendant longtemps, Mann semble espérer qu’il y aura un soulèvement du peuple allemand, qu’il se libérera de lui-même du régime nazi. Il appelle ses compatriotes à la résistance, pensant que si les Allemands luttent contre leur régime, ils seront dignes d’être accueillis dans la communauté internationale sans être obligés de vivre sous la tutelle des nations victorieuses.
Peu à peu, cependant, cet espoir disparaît. Le 29 septembre 1943, Mann estime que l’Allemagne « peut encore être sauvée, aujourd’hui, demain, de la pire destruction qui la menace, en faisant une révolution démocratique », et il qualifie d’« insoutenable » la théorie selon laquelle « être allemand et national-socialiste est tout un ». Pourtant, le 16 janvier 1945, il constate on ne peut plus clairement que c’est « trop demander aux autres peuples que de distinguer nettement entre le nazisme et le peuple allemand ».
Une question reste pourtant ouverte : pourquoi Thomas Mann ne fait-il pas mention de l’attentat manqué qui a eu lieu le 20 juillet 1944 et qui a été précédé par d’autres tentatives de supprimer Hitler de la part de l’aristocratie prussienne, du cercle de Kreisau ainsi que de la résistance chrétienne ? Un commentaire ou des notes de bas de page auraient été utiles ici. Thomas Mann partageait probablement au moment de l’attentat l’opinion des Anglais, qui n’avaient pas confiance en le sérieux des projets de complot.
Liberté intellectuelle et pouvoir des mots
Thomas Mann pointe par ailleurs du doigt avec fureur – et de manière particulièrement émouvante – le détournement par les nazis du sens de mots tels que « liberté », « Europe », « paix », « révolution » ou « patrie ». Mann sait de quoi il parle, car son propre vocabulaire politique a subi un changement radical au cours de sa vie. Dans les Considérations d’un apolitique, rédigées entre 1915 et 1918, il écrivait encore en conservateur nationaliste. Il n’avait que du dédain pour ce qu’il nommait la « civilisation internationale », qu’il dévalorisait face à la « culture allemande », toujours en conflit avec elle-même, tout entière âme et souffrance, par contraste avec une France réduite à une simple « société ».
Entre la Première et la Deuxième Guerres mondiales, l’écrivain devient pourtant social-démocrate. Au moment de la prise de pouvoir des nazis, la civilisation internationale n’est plus pour lui un objet de mépris, mais l’idéal vers lequel le peuple allemand n’a pas su s’élever jusqu’alors. Son opposé n’est plus la culture allemande, mais la bestialité des nazis. Cette attention particulière prêtée aux mots dans un contexte politique peut paraître peu surprenante chez un écrivain, mais Thomas Mann s’est construit pendant très longtemps l’image d’un écrivain apolitique. On voit ici le rôle prépondérant que peut jouer une telle lutte des mots, aussi vaine soit-elle jugée parfois.
Il est intéressant aussi de voir Thomas Mann s’indigner, dans son discours de septembre 1941, de la fermeture des universités dans les territoires occupés : « Les nazis savent pourquoi ils concèdent à leurs victimes une instruction tout au plus élémentaire et pourquoi ils saisissent la première occasion pour fermer les universités. Les établissements supérieurs d’enseignement et les instituts de recherche sont des foyers où se développent la fierté humaine et le sens de la liberté. »
Actualité d'une révolte intellectuelle
Outre les Appels eux-mêmes, on appréciera, dans cette édition, la préface du journaliste François Malye (directeur de la collection « Mémoires de guerre » où est publié ce recueil de discours), qui s’attache à faire le lien entre les interventions radiophoniques de Thomas Mann et notre actualité politique.
Doit-on, cela dit, admettre avec lui qu’« aucun intellectuel d’un tel niveau ne se fait entendre [de nos jours] pour ramener l’humanité à la raison » ? Ce ne serait pas rendre justice aux risques encourus par les nombreux intellectuels qui continuent à exprimer leur révolte contre les régimes autoritaires du présent, de Salman Rushdie victime d’un attentat en 2022 à Boualem Sansal incarcéré sans motif en Algérie, en passant par les nombreux intellectuels russes qui disparaissent dans les goulags de Poutine.
Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’être reconnaissants aux éditions des Belles-Lettres de nous offrir cette occasion de redécouvrir ces discours puissants, qui, ancrés dans les événements de leur époque, demeurent d’une actualité brûlante.