La reconstruction de Notre-Dame, au-delà de l’exploit humain et technique qu’elle matérialise, nous offre une véritable leçon de management, à mille lieues des séductions faciles de la démagogie ambiante. Dans cette aventure d’exception, ce sont les compagnons du Devoir qui tiennent le premier rôle. Ces artisans d’élite, maîtres en charpenterie, maçonnerie, sculpture, peinture ou couverture, perpétuent des savoir-faire multiséculaires. Leur ouvrage, à la fois minutieux et grandiose, met en lumière une excellence artisanale que notre époque a trop souvent reléguée dans l’ombre. Il est en effet temps d’en finir avec cet antique mépris qui cantonne l’apprentissage, le manuel et l’artisanal à des voies de garage ou à des filières de seconde zone.
Ce dédain tire ses racines d’un dualisme simpliste - que la philosophie antique a inauguré - entre le travail intellectuel, domaine supposé de la vérité et de la connaissance, et la matière, le sensible, domaine du corps, censé tromper l’objectivité et entraver la connaissance. Notre-Dame, par sa majestueuse reconstruction, enjoint à un renversement salutaire et commande de bannir ce snobisme têtu, ces hiérarchies tenaces, ces arbitrages injustes qui jugent le travail manuel moins noble que l’abstraction intellectuelle.
L’un des autres défis les plus remarquables de ce chantier a été d’allier le respect des techniques anciennes et l’intégration des technologies modernes (IA, modélisation 3D, etc.). Dans ce contexte, l’innovation n’a pas cherché à supplanter la tradition ; elle s’est mise humblement à son service. La restauration à l’identique, quant à elle, a offert un sens aux technologies de pointe qu’elles perdent parfois lorsqu’elles s’enferment dans une quête insensée du progrès pour le progrès. Ni passéistes ni aveuglément progressistes, les bâtisseurs de Notre-Dame ont concilié l’héritage du passé et les avancées de la modernité, prouvant ainsi que le progrès peut être un vecteur de continuité. Cette reconstruction serait donc l’occasion de dépasser la stérile opposition entre conservatisme et progressisme pour inventer un chemin où le neuf s’enracine dans le meilleur du passé, sans céder à la nostalgie du "c’était mieux avant".
Plus encore, la restauration de Notre-Dame célèbre l’engagement collectif dans sa forme la plus solidaire. Ici, pas besoin de séminaires aseptisés, de team building, où l’on joue aux Lego, où l’on érige des fresques, où l’on résout des énigmes d’escape games pour simuler une osmose artificielle. Ce chantier a naturellement rassemblé divers corps de métiers, compagnons, architectes, ingénieurs, scientifiques, politiques, dans une cohésion immédiate et réelle parce qu’animée par une émotion unanimement partagée : la fierté de restaurer un joyau universel. Encore une fois, nous voyons à travers cet événement majeur que ce n’est pas la morale tiède des bons sentiments et les injonctions niaises au collectif qui soudent les êtres, mais bien des émotions profondes (la fierté, la nostalgie, le désir de gagner, l’envie d’en découdre, la peur ou l’angoisse d’un péril, etc.) qui fédèrent les âmes. Gardons donc en tête pour l’avenir que c’est sur un sentiment partagé et non sur une injonction que la véritable solidarité s’édifie.
Enfin, cette entreprise colossale nous rappelle ce que la grandeur signifie. Elle élève l’esprit bien au-delà de la transversalité si souvent exhortée, et prouve qu’un sentiment de verticalité, de dépassement, de transcendance, d’admiration peut encore exister dans un pays où domine trop souvent la platitude égalitariste. Les disparités et les différences sont régulièrement aplanies avec constance et férocité par ceux que Nietzsche appelait "les prédicateurs de l’égalité", des mandataires de l’égalitarisme, des commis du ressentiment pour qui l’admiration pèse, pour qui la supériorité humilie, pour qui le génie des autres reste insoutenable. Mais la restauration de Notre-Dame de Paris est un pied de nez éclatant à l’avilissement égalitariste, à l’horizontalité nivelante dont les valets de la bien-pensance raffolent, et une preuve renouvelée que la grandeur et l’admiration maintiennent debout non seulement Notre-Dame, mais l’ensemble de l’édifice social.
* Julia de Funès est docteur en philosophie.