La définition et la catégorisation du genre fantastique continuent de prêter à discussion. Cécile Carayol, maître de conférences en musicologie et spécialiste de la musique à l’image, prend le parti de le décliner en trois sous-genres : l’horreur, la fantasy et la science-fiction (les deux derniers étant en général distingués du fantastique dans la théorie sur le genre au cinéma et en littérature). L’auteure fait état du clivage consistant à « considérer ou non la science-fiction et le merveilleux comme des éléments du fantastique », mais choisit d’outrepasser ces limitations en se fondant sur les trois grandes catégories retenues par Katherine A. Fowkes dans son ouvrage The Fantasy Film paru en 2010. Carayol suit donc une acception élargie du genre étudié, qu’elle qualifie d’ailleurs de « “grand” fantastique » en lui annexant les films féériques et le cinéma merveilleux.
Partant, l’ambition de l’ouvrage est notamment d’« identifier les codes récurrents de la musique de film fantastique » afin de faire « émerger les courants dominants marquants et de donner une lecture d’une partie de l’histoire de la musique » de ce champ cinématographique. Pour traverser les sous-genres qui composent à ses yeux (et à ses oreilles) le fantastique, Carayol s’appuie sur une notion centrale : l’humanité altérée au sens de « l’être modifié, dénaturé ou encore de l’Autre un peu étrange ». Que ce soit dans l’horreur, la fantaisie ou la science-fiction, il s’agit de montrer en quoi la musique se fait « l’écho d’une humanité altérée par le monstre, la machine, ou accentuant les dérèglements familiaux et/ou psychiques qui mènent les personnages à commettre des actes sombres, voire contre-nature ».
Adoptant une approche analytique de musicologie appliquée au cinéma, l’auteure privilégie la musique symphonique originale de film en prenant pour point de départ le néo-hollywoodisme, apparu au milieu des années 1970. Elle développe son propos en suivant trois axes : la figure du monstre, celle de l’enfance, et celle de l’homme face à la machine ou au cosmos. La première partie de l’ouvrage décline les figures monstrueuses du vampire, du zombie, de la poupée sanglante ou encore de la sorcière ; la partie suivante se penche sur l’enfance inquiétante ou meurtrie, ici dans les films de fantaisie, là dans le cinéma hispanique contemporain ; l’ouvrage se conclut par une étude de la machine et des aléas du cosmos dans le cinéma de science-fiction, en vue d’explorer « l’idée d’un chaos sonore » et l’insinuation d’une « menace qui pèse sur l’humanité ».
L’altération étudiée est physiologique mais aussi musicale, comme le démontre Carayol en reliant œuvres matricielles et partitions plus récentes du cinéma « fantastique ». Deux notions fondamentales sont régulièrement convoquées : l’épique-obscur et l’effet boîte à musique, considérés ici comme des « matrices de la musique de film fantastique ». L’épique-obscur, propice à « représenter l’esprit du mal », superpose un registre musical extrêmement grave au caractère épique de cuivres mugissants ou de percussions frénétiques. L’effet boîte à musique constitue, quant à lui, un « principe de la musique de film d’épouvante ». Il incorpore des sonorités cristallines et/ou des voix enfantines à une écriture harmonique tendue, ce qui génère une innocence dissonante accentuant le sentiment de peur qui nous envahit.
En complément de la recension du livre, l’auteure a aimablement accepté de répondre à nos questions.
Benjamin Campion : Votre ouvrage ambitionne d’« identifier les codes récurrents de la musique de film fantastique » afin d’en « faire émerger les courants dominants ». Ces récurrences sont-elles apparues de façon criante au fil de vos recherches ?
Cécile Carayol : J’avais déjà mené un certain nombre de recherches préalables sur la figure du vampire, qui laissaient apparaître des récurrences d’un film à l’autre. De surcroît, je travaille depuis un certain temps sur l’effet boîte à musique : par exemple, dans les compositions de Danny Elfman pour Tim Burton. Avec l’épique-obscur, cet effet constitue la base musicale des films d’horreur. Au fil de mes investigations pour ce livre, je me suis aperçue que ces codes se déclinaient d’un sous-genre à l’autre du cinéma fantastique. Par exemple, l’épique-obscur s’exprime aussi bien dans le film de vampire que dans la fantasy. J’ai également constaté une certaine porosité musicale entre la fantasy et la science-fiction, bien que l’on puisse penser ces sous-genres assez éloignés l’un de l’autre de prime abord.
Que désigne l’humanité « altérée » à laquelle se réfère le sous-titre de votre ouvrage ? Cette altération est-elle le propre du genre fantastique, selon vous ?
L’humanité altérée est sujette aux mutations, à la monstruosité, à la dualité ou à la duplicité. Le fantastique postule un glissement vis-à-vis de la norme, de notre conception moyenne de l’humanité. Cette altération permet d’introduire une analogie avec la musique : une tonalité pure peut être altérée par un simple bémol ou dièse. Par exemple, le thème musical de Harry Potter à l’école des sorciers (Chris Columbus, 2001) est ternaire, mais John Williams accidente sa mélodie en mi mineur à l’aide de notes « étrangères » afin de faire glisser son jeune héros de l’innocence de l’enfance à un parcours de vie plus chaotique, semé d’embûches. Dans la fantasy, partir d’une tonalité simple permet de la « tordre » progressivement en vue d’altérer notre perception des événements relatés.
Vous mettez en exergue la « porosité des sous-genres du fantastique », de la science-fiction à l’épouvante. Comment se traduit cette porosité sur le plan musical ?
Elle peut se traduire par le recours à des instrumentations, des textures ou des timbres communs. Par exemple, le waterphone (qui se caractérise par un son strident dans l’aigu) se retrouve aussi bien dans des films d’horreur des années 1970 que dans des films de science-fiction des années 1990. Cette porosité est également interne à certains films : dans Matrix (les Wachowski, 1999), Don Davis se sert du waterphone pour marquer la séparation de plus en plus friable entre le monde virtuel et le monde (dit) réel. Les glissements opérés par Neo sont donc également d’ordre musical.
Outre les longs métrages de cinéma, vous analysez la musique d’un certain nombre de séries télévisées (Les Revenants, True Blood, The Walking Dead, etc.). L’approche musicologique est-elle analogue pour ces deux types d’objet ?
J’ai tendance à le penser. La longévité des séries télévisées peut poser des difficultés, mais le rapport à l’image et au son n’est pas différent de celui du cinéma. La porosité que l’on évoquait précédemment se constate aussi entre certains médiums. Des compositeurs peuvent très bien travailler pour la télévision après avoir œuvré et été influencés par la musique de film. Ils accompagnent ainsi le mouvement de cinéastes qui se mettent à réaliser des séries, à l’image de Tim Burton collaborant à nouveau avec Danny Elfman pour Wesnesday (Netflix, 2022-). De même, Cliff Martinez continue de collaborer avec Steven Soderbergh ou Nicolas Winding Refn à la télévision ou pour des plateformes de streaming. L’attachement d’Angelo Badalamenti à David Lynch se distingue également par un avant et un après Twin Peaks (ABC, 1990-1991), comme si cette série leur avait servi de laboratoire pour créer le « son Lynch » – qui se développera par la suite dans Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001).
Vous postulez que les œuvres matricielles ont « tissé des cohérences » avec les partitions les plus récentes. Est-ce particulièrement le cas dans le domaine du cinéma fantastique ?
Certains codes musicaux y émergent assez tôt, avant d’être repris, amplifiés ou systématisés par des œuvres ultérieures. Un compositeur comme Bernard Herrmann est souvent convoqué par le cinéma de science-fiction : par exemple, la musique qu’il avait composée pour Le Jour où la Terre s’arrêta (Robert Wise, 1951) se retrouve fortement dans celle d’Interstellar (Christopher Nolan, 2014), signée Hans Zimmer. Même les partitions les plus singulières mêlent influences musicales et hommages à des œuvres marquantes de l’histoire du cinéma – pensons au travail de Mica Levi pour Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013), ou à celui de Disasterpeace pour It Follows (David Robert Mitchell, 2014). Les compositeurs sont des éponges : ils ressentent et s’imprègnent des goûts des réalisateurs auxquels ils s’associent, même de manière inconsciente.