Lucile Novat nous invite dans cet ouvrage à relire Le Petit Chaperon rouge. Son intuition est que nous nous sommes trompés sur le sens à donner à ce conte : nous sommes persuadés qu’il est écrit pour mettre en garde les lecteurs (enfantins) contre les inconnus (pervers qui se cachent dans les bois) ; qu’en d’autres termes, le danger proviendrait du dehors, des bois sombres où rôdent des inconnus peu recommandables. Mais n’est-ce pas plutôt de l’intérieur qu’il surgit ? Car c’est bien lorsqu’elle arrive chez sa grand-mère – et dans le lit de cette dernière – que le Chaperon est dévoré. Il y a donc, peut-être, un malentendu : « Je crois que ce que nous enseigne Le Petit Chaperon rouge, c’est que le danger n’est pas dans la forêt, mais bien plutôt dans le foyer. Qu’il n’y a pas tant à se méfier des loups inconnus que des loups familiaux. »
Aux origines d’un malentendu
Mais comment donc en sommes-nous venus à nous méprendre sur le sens à donner au Petit Chaperon rouge ? Pour Lucile Novat, cette méprise provient de notre méconnaissance de la réalité des agressions sexuelles. Nous nous représentons en effet les agresseurs comme de parfaits inconnus, alors que la grande majorité des agressions sexuelles sur mineurs ont lieu au sein du foyer, parfois même en présence des membres de la famille. « Les chiffres donnés en 2023 par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (CIIVISE) sont [...] d’une clarté radicale : seules 8 % des agressions pédocriminelles sont perpétrées par des inconnus. » De tels chiffres autorisent à penser que le bois traversé par le Chaperon est moins dangereux que la maison de sa grand-mère ; c’est d’ailleurs sur cette piste interprétative que nous a placés Gustave Doré dans ses célèbres gravures. En effet, il y représente en quelque sorte deux loups plutôt qu’un : celui qui vit dans la forêt a quelque chose de sympathique : « Il est imposant, certes, mais il y a de quoi envier cette petite puce qui fait la rencontre d’une bête si rare et majestueuse. » Au contraire, le second dérange et suscite « l’inquiétante étrangeté ». On a peut-être tort, dès lors, de penser que le Loup présent à la fin du conte est le même que celui croisé par la jeune fille au début. Lucile Novat va jusqu’à supposer que « Compère le Loup » est, dans l’œuvre de Perrault, une créature rassurante née de l’imagination de la fillette, rappelant que « ‘‘compère’’ […] nous vient du latin compater, qui signifie ‘‘parrain’’ ».
Histoire d’un inceste
Ainsi, Le Petit Chaperon rouge serait le récit d’une agression sexuelle commise par un membre de sa famille. Cette interprétation est moins audacieuse qu’elle en a l’air si l’on se réfère au texte de Perrault lui-même. En effet, la première phrase du conte a tout de la mise en garde : « Sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. » En outre, lorsque le Chaperon arrive chez son aïeule, elle fait face à un dispositif d’une redoutable complexité qui sert à fermer la porte. Cet agencement fait d’une « bobinette » et d’une « chevillette », dont les lecteurs ont peine à comprendre comment il fonctionne et qui est une invention de Perrault, ne ressemble-t-il pas à un piège ? Il suggère en tout cas « qu’il faut se méfier du dehors » et laisse croire « qu’on est protégé dedans ».
Mais le thème de l’inceste n’est pas seulement présent dans Le Petit Chaperon rouge. On le retrouve aussi dans La Belle au bois dormant, où la belle-mère de l’héroïne a des pulsions incestueuses qu’elle peine à réfréner – aussi demande-t-elle à pouvoir dévorer ses petits-enfants. Plus fondamentalement, Lucile Novat remarque que les contes – de Grimm comme de Perrault – nous mettent moins en garde contre les forêts que contre les intérieurs des maisons, puisque « les exemples de chaumières accueillantes et piégées [n’y] manquent pas ».
En somme, les contes nous placent devant une évidence : il est des foyers dangereux, où des enfants sont victimes d’abus. Et pourtant, l’interprétation qui consiste à assimiler le Loup à un redoutable pervers continue de prévaloir. Elle a notamment été défendue par les tenants d’une lecture « psychanalytique » du conte, dans le sillage des propositions de Bruno Bettelheim que l’autrice égratigne à plusieurs reprises. « Il est bien vrai, écrit-elle, que la petite se dirige vers un innommable danger. Or, il ne se situe pas, comme le prétend Bettelheim, sur sa route, mais bien plutôt à l’endroit de sa destination. » Et, même lorsque les critiques mettent le doigt sur l’attitude problématique de la grand-mère, c’est pour mieux détourner le regard. Ainsi Yvonne Verdier, qui remarque pourtant que la jeune fille est victime de son aïeule, y voit le symbole d’un conflit intergénérationnel : « Si [elle] franchit un cap important en brisant la cloison qui occultait la violence de la grand-mère, elle passe néanmoins à côté du caractère sexuel de cette violence. »
De Cronos à Twin Peaks, sous le masque de l’ogre
Ainsi, Lucile Novat déroule dans cet essai une hypothèse relativement simple – le Chaperon est victime d’inceste. Mais elle le fait en interrogeant nos croyances sur les agressions sexuelles et notre rapport à la littérature. Contre la tradition critique qui perçoit dans le Loup l’incarnation de la violence sexuelle, elle plaide pour « une méthode, fluide et flottante, d’attention au texte », qui s’apparenterait au rêve. En effet, la fluidité des personnages du conte autorise des projections diverses. Le « chaperon » est désigné plusieurs fois au masculin, et le Loup pourrait être autant « une vraie grand-mère » que « la figuration d’un être masculin ».
Car c’est peut-être une erreur de croire que l’animal tant redouté a dévoré la vieille femme. Faisant un détour par le mythe de Cronos et par la série Twin Peaks de David Lynch, Lucile Novat montre que lorsqu’un adulte s’introduit dans l’intimité d’un.e enfant, les figures se confondent : « Dans Twin Peaks, le père abusif prend les traits de Cronos […]. Dans Le Petit Chaperon rouge, le parent incestueux se transforme en fauve dont la pulsion dévoratrice renvoie également au mythe grec. » Sous le masque de l’ogre ou du monstre, c’est toujours le parent qui se cache.
Barbie-Bleue : plaidoyer pour la liberté d’interpréter
Mentionnons enfin la présence, à la fin de l’ouvrage, d’un récit de fiction intitulé Barbie Bleue, un conte dont vous êtes le Perrault. En dix-huit chapitres, l’autrice revisite le genre du « roman dont vous êtes le héros » et propose une intrigue qui oscille entre La Barbe Bleue et Peau d’Âne. Simple curiosité de prime abord, cette histoire interroge de façon sérieuse notre rapport à l’interprétation et nous suggère de contourner – à l’image du Chaperon – les chemins balisés pour s’aventurer dans les zones où l’esprit s’émancipe (il est difficile d’être plus clair sans vendre la mèche, mais disons que la lecture de cet appendice donne tout son sens à l’essai).
L’autrice livre un essai original et rythmé, assez drôle par ailleurs, qui s’autorise plusieurs libertés formelles et stylistiques. Sur le plan formel, la réflexion ne craint pas d’emprunter des chemins de traverse : Lucile Novat consacre par exemple plusieurs pages aux faits divers qui ont marqué nos mémoires et ancré en nous la figure du pédocriminel guettant, du coin d’une rue et dans une camionnette blanche, sa future victime. « Est-ce que vous n’auriez pas un peu trop regardé Faites entrer l’accusé ? » s’amuse ainsi l’autrice. Sur le plan stylistique, elle recourt volontiers aux termes familiers et aux tournures oralisantes, ce qui a pour effet de capter facilement l’attention du lecteur. Cet ouvrage est à proprement parler un essai et il faut le lire comme tel pour l’apprécier, accepter que la réflexion en soit parfois sinueuse, que toutes les propositions critiques n’y soient pas rigoureusement étayées et que le « je » s’y exprime – un fait déroutant est que Lucile Novat utilise les notes de bas de page, non pour apporter des précisions d’ordre bibliographique, mais pour narrer des anecdotes à la première personne.