C’est devenu un rituel. Désormais, à chaque veille de résultats d’enquêtes internationales, la Rue de Grenelle convoque la presse pour tenter de déminer le terrain. "Gardons-nous de tout triomphalisme, mais, après la baisse régulière enregistrée ces dernières années, les résultats se sont stabilisés", déclarait en substance le ministère de l’Education nationale, le 3 décembre dernier, face aux résultats de l’enquête Timss ("Trends in International Mathematics and Science Study") 2023, qui évalue les acquis en mathématiques et en sciences des élèves dans le monde. Difficile pourtant de descendre plus bas ! Les élèves français de CM1 et de quatrième font toujours partie des derniers de la classe au sein de l’Union européenne. Cette "malédiction des maths" est devenue un vrai casse-tête pour les – nombreux – ministres qui ont défilé ces dernières années sous le platane bicentenaire du jardin de l’hôtel de Rochechouart.
La préoccupation des gouvernants confrontés aux résultats inquiétants en maths ne date pas d’hier. "La prise de conscience a vraiment eu lieu il y a une dizaine d’années quand on a réalisé que même le niveau des meilleurs, notre future élite, était concerné", analyse Pierre Mathiot, architecte de la réforme du bac et du lycée. Peu après son arrivée Rue de Grenelle, en 2017, Jean-Michel Blanquer confie une mission sur l’enseignement des mathématiques à Cédric Villani, mathématicien médaillé Fields, alors député LREM, et à Charles Torossian, inspecteur général expert dans cette discipline. En découle un plan d’envergure regroupant 21 mesures, avec, au cœur du réacteur, un système de formation des enseignants organisés en "constellations", c’est-à-dire par groupes. Ce dispositif, globalement bien accueilli par les spécialistes, ne pourra porter ses fruits que sur le long terme. "Et pour être pleinement efficace, il nécessiterait qu’on débloque des moyens plus importants, qu’on favorise l’autonomie des établissements, mais aussi qu’on mette en place un système d’évaluation publique", énumère Charles Torossian.
En 2022, une nouvelle polémique sur les maths jaillit. Dans une tribune publiée par le magazine Challenges, 30 grands patrons s’alarment de la baisse du nombre d’heures consacrées à cette discipline en première et en terminale depuis la réforme du lycée menée par Jean-Michel Blanquer. "Contrairement à ce qui a été dit à l’époque, l’idée n’était pas de faire disparaître les mathématiques mais de les intégrer dans un ensemble appelé 'enseignement scientifique' avec les sciences de la vie et de la Terre et la physique-chimie", rappelle Pierre Mathiot. Las, pour diverses raisons, ces deux dernières disciplines ont pris le pas sur la première. "Je le dis avec regret, mais cette idée était trop innovante et peu adaptée aux réalités actuelles du terrain", confie l’ancien inspecteur général Jean-Charles Ringard. Jean-Michel Blanquer garde un souvenir amer de cette période durant laquelle même Emmanuel Macron lui tourne le dos. "Il était devenu à la mode de tirer sur le pianiste. Et le pianiste, c’était moi. Je cherchais un exemple historique d’un autre chef qui aurait sabordé son propre bilan par ressentiment envers celui qui l’avait aidé à l’accomplir, et je n’en voyais guère", raconte-t-il dans son livre La Citadelle (Albin Michel, 2024).
Après son départ, le dossier maths atterrit sur le bureau de son successeur, Pap Ndiaye. "Jean-Michel Blanquer a fait une erreur, et les erreurs, ça se rectifie", murmure-t-on alors dans l’entourage de ce dernier. "Il était très clair dans mon esprit qu’on ne pouvait pas laisser une bonne partie des élèves – ceux qui n’avaient pas choisi cette spécialité – arrêter les maths en fin de seconde ! Voilà pourquoi j’ai œuvré pour qu’on rétablisse une heure et demie de cours par semaine pour eux", explique Pap Ndiaye à L’Express. C’était l’une des promesses de la deuxième campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, qui, d’ailleurs, annoncera lui-même la réforme lors d’un déplacement à Marseille, le 2 juin 2022.
Quelques mois auparavant, en mars, un comité d’experts dont faisaient notamment partie Pierre Mathiot, Jean-Charles Ringard, mais aussi le président du Conseil scientifique de l’Education nationale, Stanislas Dehaene, défendait l’idée dite "citoyenne" d’une culture mathématique commune. D’où la nécessité, selon eux, de dispenser cette nouvelle heure et demie de mathématiques à la totalité des élèves. "La Direction générale de l’enseignement scolaire, qui a fait ses calculs et conclu que cela nécessitait un vivier trop important de professeurs, ne nous a pas suivis", déplore Jean-Charles Ringard. L’autre enjeu consiste, en parallèle, à emmener les meilleurs élèves à un haut niveau pour répondre aux défis économiques à venir. "Ces deux objectifs essentiels, encourager l’excellence et offrir un bagage minimal à tout le monde, ont tendance à se confondre et à s’entremêler, d’où ce flou permanent sur les stratégies à adopter", regrette cet ancien recteur.
Le 5 décembre 2023, jour de publication des conclusions du programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa), qui confirme les mauvais résultats de la France, Gabriel Attal, ministre de l’Education depuis l’été, égrène à son tour une succession de mesures. Son fameux "choc des savoirs" prévoit notamment la mise en place de groupes de besoins en français et en maths au collège. Mais aussi l’étude des fractions dès le CE1 et non plus en CM1, comme c’était le cas jusqu’alors. "Un progrès à mon sens, puisque les élèves bénéficieront de deux années supplémentaires, nécessaires pour mieux maîtriser ce concept multiplicatif fondamental", salue Monica Neagoy, membre du Conseil scientifique de l’Education nationale, spécialiste des maths. Gilles Halbout, ancien recteur de Mayotte et d’Orléans-Tours, fait alors partie des conseillers les plus influents. Après avoir œuvré au côté de Gabriel Attal à Matignon, cet agrégé de mathématiques a depuis rejoint le cabinet d’Emmanuel Macron.
L’enquête Timss 2023 a mis en exergue un angle mort des politiques dédiées aux maths : l’inquiétant décrochage des filles dès les petites classes. En CM1, l’écart garçons-filles en mathématiques est désormais de 23 points, contre 13 en 2019. Soit le score le plus inquiétant de l’Union européenne. "Cette tendance n’est pas une exception française puisqu’elle se vérifie dans le monde entier et s’explique sans doute en partie par l’épisode du Covid", précise Charles Torossian. En février 2022, plusieurs sociétés savantes et associations de mathématiques avaient également dénoncé le fait que, depuis la réforme du bac, les lycéennes se détournaient des maths. "Mais on omet souvent de dire que celles qui choisissent des cursus scientifiques en première et en terminale sont plus nombreuses qu’autrefois à poursuivre dans cette voie une fois dans le supérieur", tempère Pierre Mathiot.
La bataille de chiffres fait rage entre les experts, intarissables sur les différents blocages très techniques expliquant la faiblesse du niveau en maths : profils trop littéraires des professeurs des écoles, faiblesse de la formation, changements incessants des programmes… Vaste chantier. "Or, sous la pression de l’opinion, les ministres successifs multiplient les effets d’annonce qui permettent de passer au journal de 20 heures et de faire croire que tout va changer. En réalité, ces mesures d’affichage ne font que déstabiliser le système ", déplore Alain Boissinot, ancien recteur de l’académie de Versailles, qui plaide pour une vision à plus long terme. Et le spécialiste de préciser : "Les pays qui ont obtenu des résultats sont ceux qui ont eu la sagesse, malgré parfois les alternances politiques, de mener un travail et un effort sur la durée." La clé pour résoudre l’équation ?