Les gens de Lettres et d’État peuvent-ils être véritablement amis, malgré l’écart entre leurs positions respectives, et malgré le protocole ? La littérature peut-elle servir de terrain d’entente entre les uns et les autres ? L’épistolaire est-il un espace de dialogue propice à de tels rapprochements ? De Voltaire à François Mauriac en passant, entre autres, par Louise d’Épinay, George Sand ou André Gide, et de Catherine II au général de Gaulle en passant par Armand Barbès, Manuel Teixeira Gomes ou Staline, ce volume explore les fluctuations, dans le temps comme dans l’espace, de ces rapports entre écrivains et acteurs de la vie politique.
La littérature comme vecteur d’équilibre ?
La première hypothèse que propose ce livre est celle-ci, que la littérature pourrait jouer parfois un rôle de balancier dans des correspondances politiquement dissymétriques.
Quoiqu’il soit essentiellement consacré à la littérature d’après la révolution romantique allemande, l’ouvrage gagne une certaine profondeur temporelle en s’ouvrant sur trois articles étudiant des corpus d’Ancien Régime : Marianne Charrier-Vozel se penche ainsi sur l’amitié épistolaire qui lie Voltaire et Catherine II ; Guido Braun, sur la correpondance entre le même Voltaire et Frédéric II de Prusse ; et Bénédicte Peralez Peslier, sur les lettres qu’échangent Louise d’Épinay et l’abbé Galiani. La première vertu de cette mise en perspective est de rappeler que ce qui peut sembler des manifestations stylistiques singulières de l’amitié épistolaire dans les corpus d’après la Révolution (formules d’adresse, apostrophes, etc.) trouve souvent son origine dans une rhétorique définie par les manuels épistolaires de l’Ancien Régime. Ces trois contributions ont en outre en commun d’analyser des échanges épistolaires asymétriques. Aussi prestigieuse que soit sa figure, Voltaire n’est ni roi, ni empereur ; et Louise d’Épinay reste pour ainsi dire soumise à sa condition de femme, sa correspondance avec Galiani « reposant sur une construction épistolaire tournée vers l’abbé », selon les mots de Bénédicte Peralez Peslier. Dans les trois cas, toutefois, la littérature vient en quelque sorte jouer le rôle d’un palliatif, ou d’un vecteur d’équilibre. C’est par l’entremise de la littérature entendue comme une culture que Voltaire parvient à faire entendre malgré tout sa voix politique, sauf le respect de son illustre interlocutrice. Frédéric II excluant délibérément la chose politique de sa correspondance avec Voltaire, ce sont d’abord et avant tout les belles-lettres qui alimentent le dialogue, et justifient son existence même. Enfin, c’est la littérature également qui permet une forme d’égalité dans l’amitié épistolaire entre Louise d’Épinay et l’abbé Galiani.
Ce problème de l’égalité des sexes dans la correspondance et dans l’amitié qui peut s’y construire, la quatrième contribution du volume la soulève d’ailleurs aussi implicitement. En effet, Brigitte Diaz y entretient le lecteur de la correspondance entre deux personnages incarnant – l’un dans la politique, l’autre dans la littérature – l’idéal républicain au XIXe siècle, à savoir Armand Barbès et George Sand. Ce qui frappe cependant, c’est qu’ici, la dissymétrie semble beaucoup moins marquée, Sand n’hésitant pas, parfois, à exprimer clairement dans ses lettres à Barbès son désaccord sur certains points de stratégie politique. Autres temps, autres mœurs ? Peut-être – mais c’est douteux, car, malgré tout, George Sand, dans d’autres correspondances reprend à son compte certains stéréotypes « sexistes », à commencer par celui qui refuse aux femmes toute intelligence politique. Toujours est-il que, là encore, la littérature fait office d’engrais de l’amitié – elle constitue même, selon Brigitte Diaz, le « point de convergence ultime » de cet échange épistolaire.
Ne pas dire la politique ?
Cette même question des vertus de la littérature, qui servirait de balancier amical dans les correspondances unissant gens de Lettres et personnalités impliquées dans la politique, se retrouve dans les contributions suivantes. Mais une autre semble plus importante encore : celle du non-dit politique – et donc, par ricochet, celle de la lecture, ou de l’interprétation.
Le sous-titre de l’article de Céline Grenaud-Tostain, consacré à la correspondance d’Émile Zola et de son avocat Fernand Labori, est significatif : « lire entre les lignes ». Certes, longtemps Zola s’en remet, sur le plan de la stratégie politico-judiciaire, à son avocat. Mais ce n’est qu’au prix de stratégies épistolaires d’étouffement des désaccords qu’il parvient, à partir de 1900, à nourrir l’échange amical. En effet, l’amitié, à compter de cette date, est mise en péril par le fait que lui, Zola, soutient Dreyfus « dans son choix d’accepter la grâce », tandis que Labori reproche à la famille du Capitaine ce qu’il considère comme une sorte de capitulation.
C’est entre les lignes également qu’il faut lire pour saisir tous les enjeux de la correspondance entre André Gide et Eugène Rouart, qui nous est présentée par Augustin Voegele. Et c’est l’affaire Dreyfus, là encore, qui constitue le plus intense des moments politiques de cet échange de lettres. Mais ce qu’il faut chercher entre les lignes, en l’occurrence, ce ne sont pas les désaccords. Au contraire, ceux-là sont bruyamment affichés, Gide prenant parti pour Dreyfus, tandis que Rouart est, dans ses jeunes années du moins, un antisémite acharné. Non, ce qu’il faut chercher au plus intime du texte épistolaire, ce sont les stratégies rhétoriques par lesquelles les deux correspondants s’attachent à éviter que l’amitié ne devienne impossible par la faute de la politique.
On pourrait s’attendre à ce que les questions politiques occupent également une place de choix dans la correspondance entre le même Gide et son condisciple Léon Blum. Mais Jürgen Siess montre qu’au contraire, la politique y est réduite à la portion congrue. Ce qui ne veut pas dire que ne se joue pas dans ces lettres toute une politique de l’amitié épistolaire. En effet, les deux hommes ne cessent de construire et de reconstruire à la fois leurs personnages (littéraires et/ou politiques) respectifs, et la figure de l’ami épistolier. De là l’importance de lire entre les lignes de cette correspondance amicale une sorte de lutte sans acrimonie pour l’« attribution des places », selon l’expression de François Flahault.
C’est – pour reprendre les mots d’Hélène Baty-Delalande – « à bas bruit » également que se dit la politique dans la correspondance entre Gide (encore lui) et l’administrateur colonial Marcel de Coppet. À bas bruit, car les enjeux politiques de certaines de leurs lettres sont d’envergure. Gide s’attaquant, sinon à la colonisation elle-même, du moins au régime des compagnies concessionnaires en Afrique-Équatoriale française, il devient un ami dangereux pour Coppet. Les deux hommes doivent par suite se montrer doublement prudents. Prudents dans leurs interventions publiques bien sûr, car il ne faut pas mettre la carrière du haut fonctionnaire colonial en péril. Mais prudents aussi dans leurs lettres, car, s’ils n’ont guère de désaccords politiques, ils sont dans des situations trop différentes à l’égard de la chose coloniale pour ne pas devoir soigneusement soumettre « les enjeux politiques […] à l’exigence d’une amitié dont la définition est d’abord affective et intellectuelle ».
Correspondances politico-littéraires dans Europe en crise
On l’aura compris : si l’amitié est un sentiment fragile, elle n’est jamais plus délicate, plus sensible, que lorsque la politique s’en mêle. Or les cinq contributions qui suivent posent toutes, plus ou moins explicitement, la même question : celle des liens du littéraire et du politique en temps de crise. Prenons le cas de la correspondance de Manuel Teixeira Gomes, premier président de la République portugaise, dont Luís Carlos Pimenta Gonçalves nous fait (re)découvrir la figure. Dans ses lettres d’homme privé, d’écrivain hédoniste, il raconte (parfois sur le mode de la semi-fiction) à ses amis les aventures de sa vie intime. La littérature y est ainsi présente sous la forme à la fois de références mythiques et d’un art narratif incomparable qui fait de certaines de ses lettres comme de petites nouvelles. Rien de semblable, en revanche, dans ses lettres de diplomate et d’homme d’État, où les préoccupations de la haute politique se conjuguent aux contraintes du protocole pour empêcher toute licence littéraire de jaillir. Seul l’acte de réunir a posteriori ces deux massifs épistolaires distincts par une lecture conjointe peut donner à l’ensemble de ce double corpus des airs de roman de la vie de l’auteur.
Le littéraire et le politique peuvent-ils être, en revanche, dissociés en contexte totalitaire ? On se doute que non – et surtout pas dans un pays qui, comme l’URSS, a une doctrine esthétique officielle (nommément : le réalisme soviétique). Nikol Dziub montre ainsi dans son article que, si en apparence, les lettres que Cholokhov envoie à Staline traitent principalement de questions logistiques, économiques et politiques, l’auteur du Don paisible joue en fait sur son statut d’écrivain qui se doit d’être réaliste-socialiste pour rendre possible une description très minutieuse des causes et des effets de la famine.
C’est également dans une Europe – de l’Ouest, cette fois – en crise, en danger même, que s’écrivent Hermann Hesse et Theodor Heuss, homme de Lettres qui deviendra homme d’État quand il sera élu président de la RFA en 1949. Or, comme l’illustre la contribution de Régine Battiston, ce qui domine leur correspondance, c’est le souci humaniste de la culture – d’une culture fondamentalement inactuelle, mais qui peut, qui doit même, constituer une boussole morale au milieu des turbulences de l’actualité politique.
Cet humanisme d’inspiration protestante, où la culture est mise au service du souci de l’autre, est également fondateur de l’amitié épistolaire entre le même Theodor Heuss et Albert Schweitzer. Même s’il leur arrive d’être en désaccord sur des points importants (à commencer par l’arme nucléaire), leurs lettres sont celles de deux amis de longue date qui n’oublient jamais que la responsabilité de l’homme public est « infinie ».
C’est une tout autre approche du problème des relations entre littérature et politique que découvre l’étude de la correspondance entre l’écrivaine est-allemande Christa Wolf et trois de ses amis : Lev Kopelev, Franz Fühmann et Sarah Kirsch. Comme le montre Martine Schnell, ce qui est au cœur de ces correspondances, c’est le problème de l’engagement de l’écrivain. En effet, l’amitié épistolaire est alimentée, en l’occurrence, par les marques de sollicitude politique entre les correspondants – mais elle semble aussi immédiatement fragilisée quand les épistoliers ne s’entendent plus sur le problème des obligations politiques de l’écrivain.
L’amitié (en) politique existe-t-elle ?
Les deux derniers textes de recueil, enfin, posent frontalement la question rectrice de l’ensemble du recueil. « L’amitié (épistolaire) en politique est-elle possible ? », s’interroge, dès le titre de son article, Thomas Nicklas, qui propose « quelques observations » sur le sujet « à partir de la correspondance entre Charles de Gaulle et François Mauriac ». « Qui, écrivain ou non, pouvait être l’égal du général de Gaulle ? Louis XIV et Racine étaient-ils amis ? », demande de son côté Jeanyves Guérin après avoir examiné les correspondances des grands hommes de la Cinquième République – de Gaulle, Pompidou, Mitterrand, Mendès France – avec les plus éminents écrivains de leur temps.
Certes, entre de Gaulle et Mauriac, on voit l’amitié se former peu à peu, pas à pas, de lettre en lettre, malgré les freins puissants que constituent le statut du premier et le protocole qui s’ensuit dans ses relations épistolaires avec un écrivain qui, lui-même, en tant qu’académicien, est un personnage officiel de l’État. Mais c’est une amitié inachevée, discrète, pour ainsi dire timide. Certes aussi, un Pompidou eut de vraies amitiés parmi les hommes de Lettres, mais c’est qu’ils avaient été ses camarades « avant », qu’ils avaient été ses condisciples alors qu’il n’était pas encore un homme d’État.
Bref, on pourrait être tenté de conclure mélancoliquement de ce parcours à travers une vingtaine de correspondances que l’homme d’État est condamné à une forme de solitude. Mais, précisément, la communication épistolaire n’est-elle pas le meilleur moyen de cultiver ces amitiés à distance, entre présence et absence, que semblent devoir être presque toujours les amitiés entre écrivains et personnalités politiques ? Et la littérature elle-même n’est-elle pas la pratique verbale par excellence qui, en inventant des chemins de traverse reliant le dit et non-dit, le dicible et l’indicible, rend possible ces amitiés apparemment illusoires avec des figures que leurs responsabilités isolent ? C’est du moins sur ce postulat qu’est fondé ce livre collectif qui fait le pari de faire confiance à la littérature, à l’épistolaire et à l’amitié, sinon à la politique.