Comme un air de déjà-vu. Huawei a dévoilé il y a quelques jours ses nouvelles gammes de smartphones Mate 70 et Mate X6. Ces dernières fonctionnent vraisemblablement avec des puces électroniques "Kirin", conçues localement par le fondeur Smic. Et les appareils sont dotés d’un système d’exploitation maison, HarmonyOS Next, et donc non d’Android (Google). Comme à l’automne dernier avec la gamme Mate 60, Huawei envoie un message teinté de patriotisme. La marque souhaite prouver que l’on peut produire un téléphone 5G 100 % chinois (ou presque), compétitif face à l’iPhone. Quelques fonctionnalités d’intelligence artificielle (IA) générative figurent même, cette fois, sur la plaquette de vente du Mate 70, à l’instar de son rival à la pomme. Un miracle, compte tenu des mesures américaines frappant l’industrie des semi-conducteurs en Chine depuis maintenant plus de deux ans. Précisément pour que ce genre de percée technologique n’arrive pas. Ou le plus tard possible.
Les Etats-Unis étendent un peu plus leur toile. Lundi 2 décembre, Washington a de nouveau infligé à Pékin une série de sanctions et de contrôles à l’exportation ciblant 140 entreprises chinoises spécialisées dans la production des puces, notamment celles à large bande passante (HBM), très utiles dans la course à l’IA. L’administration Biden sévit aussi massivement contre les fabricants d’équipements servant à les concevoir. "La notion d’extraterritorialité est renforcée, sous le régime du Foreign Direct Product Rules. Tous produits finis fabriqués à l’étranger, et comportant un composant américain sont susceptibles d’être interdits à l’exportation, explique Juliana Bouchaud, analyste au Rhodium Group, un organisme de recherche indépendant. Le contrôle va s’étendre à l’entretien et au service des machines utilisées en Chine, ce qui pourrait d’autant plus affecter les capacités de production actuelles du pays."
Pas sûr que cette troisième charge en trois ans n’entrave réellement la production chinoise. C’est le principal écueil des sanctions et contrôles à l’exportation : "Plus les États-Unis multiplient ce type de mesures, plus ils encouragent derechef l’indigénisation de la Chine dans la production de semi-conducteurs", rappelle Juliana Bouchaud. Pékin continue en parallèle d’investir massivement dans son industrie des semi-conducteurs. En début d’année, le gouvernement a lancé la troisième phase de son "Fonds national d’investissement de l’industrie du circuit intégré", aussi appelé "Big Fund". Un portefeuille doté de plus de 47 milliards de dollars, afin de stimuler la fabrication de puces sophistiquées dans le pays et tendre vers l’autonomie.
Un objectif qui date d’avant l’ère des sanctions américaines. Les premiers yuans avaient été débloqués dans le cadre du plan "Made in China", adopté dès 2015. D’après une récente étude de TechInsight, la capacité de production chinoise devrait augmenter de 40 % au cours des cinq prochaines années. Au total, ce sont plus de 140 milliards de dollars qui auraient été investis depuis 10 ans.
Et si le "chat" américain continue de sévir, c’est bien parce que la "souris" chinoise est très remuante. Sociétés écrans, achats de puces au leader taïwanais TSMC sous le manteau, espionnage industriel, production à l’étranger dans des pays non touchés par des sanctions… Pékin a appris à jouer avec ces mesures, parfois avec l’assentiment d’entreprises européennes et américaines désireuses d’atténuer les conséquences sur leur chiffre d’affaires, sur place. A côté, les investissements dans la recherche et le développement (R & D) explosent, stimulant l’innovation. En octobre, un laboratoire basé à Wuhan a fait état d’avancées dans la photonique sur silicium. Une technologie potentiellement utile, dans un futur proche, afin de se passer des machines de lithographie dont la Chine est privée pour façonner des puces de pointe. Les exemples sont nombreux.
A ces ripostes s’ajoutent quelques possibles erreurs ou oublis stratégiques de la part des États-Unis. Des observateurs s’étonnent de l’absence de ChangXin Memory, un acteur chinois majeur dans les puces à large bande passante (HBM), dans la liste des nouveaux sanctionnés. Ou le manque de sévérité, jusqu’ici, à l’égard des fabricants d’équipements destinés à la production de puces. "Essayer d’empêcher l’industrie chinoise des semi-conducteurs d’avancer sans aborder ses capacités nationales de fabrication d’outils, c’est comme essayer d’empêcher un pêcheur de capturer de plus gros poissons simplement en lui refusant de plus grandes cannes à pêche. Il y arrivera quand même à la fin", a imagé Meghan Harris, une experte en contrôle des exportations chez Beacon Global Strategies, une société de conseil, auprès du Financial Times.
Le problème est que les Etats-Unis agissent lentement pour les corriger. "Les clients chinois et leurs fournisseurs ont fait preuve d’une habileté infinie à trouver des failles juridiques, travaillant en permanence, alors que notre gouvernement ne gère qu’une mise à jour par an. Ce décalage dans le rythme de l’innovation juridique est problématique", écrit Dylan Patel de la société d’analyse SemiAnalysis. De fait, Pékin a appris à anticiper. "Tout comme Huawei a accumulé un stock de puces américaines équivalent à plusieurs années de demande, au cours d’une période antérieure au contrôle des exportations des Etats-Unis, les fabricants chinois de semi-conducteurs ont acquis un stock d’équipements américains et étrangers en prévision de contrôles d’exportation renforcés à venir dans un avenir proche", note le Center for Strategic and International Studies, dans un dossier publié à la fin du mois de novembre.
"L’année prochaine, Huawei et l’industrie chinoise des semi-conducteurs pourraient à nouveau étonner le monde", signale Paul Triolo, éminent spécialiste de la tech chinoise au sein du groupe de conseil DGA, en guise de conclusion d’un article publié dans la revue American Affairs, il y a quelques jours. Pourquoi pas dans les GPU ? Ce marché dominé par Nvidia et indispensable au développement l’IA générative voit aussi une concurrence chinoise émerger, avec l’Ascend 910B de Huawei. La tension est particulièrement forte dans ce secteur. Si la Chine demeure en retard par rapport à ses concurrents américains, la crainte est que l’écart deviennent de plus en plus difficile à contrôler. "La pression continue des Etats-Unis sur l’industrie chinoise des semi-conducteurs finira par forcer ces développeurs à se cacher et rendra plus difficile la mesure des progrès de la Chine dans l’IA. Ce qui limitera la visibilité des Etats-Unis dans un domaine touchant à sa sécurité nationale", estime Paul Triolo.
Difficile de prédire ce que feront l’administration Trump et son nouveau secrétaire au Commerce, Howard Lutnick. Mais le républicain avait lancé les hostilités contre la Chine il y a cinq ans. Les experts anticipent donc toujours plus de fermeté, et la mobilisation d’autres pays clés dans la chaîne de production des semi-conducteurs, tels les Pays-Bas ou le Japon. Avec un possible élargissement à de nouveaux secteurs comme "les biotechnologies", commente Juliana Bouchaud, de Rhodium Group.
La Chine pourrait cependant se montrer de plus en plus offensive. Le géant asiatique domine l’extraction de métaux rares comme le gallium, le germanium ou encore le tungstène ou le zinc. Des matériaux essentiels à l’industrie verte, les télécoms, ou la défense. Depuis 2023, Pékin ferme petit à petit les vannes. Le 4 décembre, les autorités chinoises sont allées plus loin en interdisant toute vente de gallium, de germanium et plusieurs autres métaux vers les Etats-Unis. L’escalade, qui inquiète les Occidentaux, reste cependant maîtrisée. La Chine sait qu’elle pourrait stimuler, dans ce secteur, la résilience américaine et de ses alliés. Finalement, un peu comme elle, dans les semi-conducteurs. La guerre économique nécessite surtout beaucoup de doigté.