Si La Carlingue était un roman, il mériterait d’être adapté illico à l’écran, pour une série sur Netflix.
Mais hélas, ce n’en est pas un. David Alliot, de longue date spécialiste de Louis-Ferdinand Céline et de cette sombre-période-de-notre-histoire, selon la formule consacrée – cf. Arletti, si mon cœur est français… ; Le festin des loups. Collabos, profiteurs et opportunistes sous l’Occupation (tous ouvrages parus chez Tallandier) – se penche ici sur l’histoire de La Gestapo française du 93 rue Lauriston – sous-titre du livre.
Galerie de portraits hauts en couleur : de 1940 à 1944, malfrats, filous, crapules, affairistes, arrivistes, souteneurs, marlous gravitent dans cet hôtel particulier du XVIème arrondissement de Paris réquisitionné par l’Occupant. L’édifice abritera la plus monstrueuse de ces « Gestapo françaises » collaborationnistes : de sinistre mémoire, la rue Lauriston demeure, quoiqu’on fasse, hantée par le spectre des exactions qui s’y commirent, sous la houlette de deux personnages sordides : Henri Chamberlain, alias Lafont, et Pierre Bonny.
Le premier est un petit escroc analphabète féru de chiffres ; il fera fortune, entre autres rapines, par le biais de ces « bureaux d’achats », officines parallèles qui prolifèrent alors (rue Flandrin ou avenue Henri-Martin, à Paris, ou encore bd Maurice Barrès à Neuilly, mais aussi dans nombre de villes de province) et dont « La Carlingue », ainsi que se surnommera elle-même l’adresse du 93 de la rue, sera entre toutes la plus puissante et redoutée. Une fois la police française mise au pas, la pègre directement employée par l’Occupant s’y livre, en toute impunité, à la traque des juifs, au pillage des biens, au trafic des ressources (vol, racket, extorsion…) et à leur revente au marché noir.
Chef de bande, Lafont a recruté dans le Milieu : Villaplana, Louis Pagnon dit « Eddy », Abel Danos dit « Le Mammouth », Raymond Monange dit « La Soubrette », Jeans Sartore, Alex Bowing, plus toute une série de tueurs, de petites mains et de transfuges : ils forment sa meute. Plus le petit personnel d’intendance (féminin)… « Naturalisé allemand et officier SS, [Lafont] parade régulièrement en uniforme ferldgrau pour impressionner ses visiteurs ». S’affichant dans des voitures de luxe, lui-même propriétaire d’un bel hôtel particulier, le patron de la Carlingue mène grand train.
Pierre Bonny, l’autre voyou est, lui, un fils de bonne famille. Inspecteur de police véreux et révoqué comme tel en 1935, le filou reprend du service en devenant, à partir de 1942, le grand administrateur de la Carlingue. La présentation extraordinairement documentée de cette « armée des sombres » (sic) occupe le bon premier tiers du livre de David Alliot. Suit la description détaillée de son fonctionnement – des cambriolages aux séances de torture, en passant par la spoliation des Juifs et les escroqueries en tous genres. Les aigrefins du 93 et leurs hommes de main se spécialisent dans la terreur, la traque des résistants, tout en étendant leur réseau vers les personnages influents, s’assurant par exemple du soutien et de l’amitié d’un Jean Luchaire, « l’omniscient directeur des Nouveaux temps et tout puissant patron de la Corporation de la presse », ou du journaliste et homme politique Georges Prade, ou encore du faux aristo et mondain Lionel de Wiet…
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Quelques créatures pittoresques agrémentent ce paysage, « nombreuses à graviter autour de la rue Lauriston et des autres Gestapos françaises, comme Evanne Euphrosine, princesse Mourousi, née à Moscou le 15 mars 1907 (…) Personnage fantasque, cocaïnomane, mégalomane, bisexuelle aux mœurs dissolues, [elle accouchera] par césarienne de son fils unique Yves Mourousi (1942-1998), futur journaliste et présentateur star du JT de TF1 dans les années 1970-1980. (…) Arrêtée à la Libération, son procès n’aura lieu qu’en 1950 où elle sera condamnée à trois ans de prison (…). Ruinée, rejetée par tous et sans domicile fixe, elle est accueillie par l’abbé Pierre à sa sortie de prison (…). Parmi les autres aristocrates compromises avec les gestapistes, on peut citer Ilde von Seckenforff (noblesse rhénane) ; Sonia Olinska ; Antoinette Hugues, comtesse de Bernardi (…) ; Madame Hubert, comtesse de Thucé… Que du beau monde »…
Il y a aussi les gens du spectacle, les filles de cabaret (Marthe Kissling, alias « Esmeralda), les acteurs et actrices de cinéma, telle Gerdad Kornstädt dite « Dita Parlo » (vedette de l’Atalante, de Jean Vigo, puis de La Grande illusion, le chef-d’œuvre de Jean Renoir)… Tout du même tonneau. Et Alliot de poursuivre son récit hallucinant par l’évocation de la comtesse de Palmyre, « autre aventurière à particule qui fréquenta la rue Lauriston et qui sera une éphémère maîtresse de Lafont, la comtesse Magra d’Andurain »…
David Alliot restitue dans un luxe de détails impressionnant l’univers de cette cour des miracles faisant bombance dans un pays rationné. De fait, l’époque est si trouble qu’à deux pas de la Carlingue, dans sa clinique privée de la rue Le Sueur un certain Marcel Petiot gaze, dépèce et dépouille ses victimes par dizaines sans éveiller le moindre soupçon…
L’horrible Lafont n’en restera pas à ses seules activités parisiennes : s’improvisant chef de guerre, le mégalo furieux, gradé Haupsturführer SS (capitaine) se lance bientôt dans une croisade en province. Il s’est lié avec Mohamed al-Maadi, jeune activiste algérien qui « prône ni plus ni moins que le jihad contre les colons français » (…) « alliance a priori contre-nature entre le nationaliste et les partis d’extrême-droite collaborationnistes français ». Son journal, Er Rachid, « publie en une la photographie du grand mufti de Jérusalem conversant avec les caciques nazis, Adolf Hitler en tête » (…) « C’est cette carte que vont jouer les dignitaires nazis » (…) « l’objectif [étant] de se servir du terreau antisémite pour rallier les populations arabes au IIIème Reich ».
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Lafont a présenté al-Maadi à Jean Luchaire, le tout-puissant patron de la Corporation de la Presse, qui soutient le développement du titre Er Rachid. À son nouvel ami, Lafont fera don de 300 000 francs [somme énorme à l’époque], l’aidera à ouvrir une cantine pour les « pauvres » au 40 rue Lauriston ! Et ne voilà-t-il pas que Er Rachid, en 1944, c’est-à-dire en pleine débâcle de l’armée allemande, lance une campagne de recrutement pour créer, sous la houlette du duo Lafont & al-Maadi, une « Brigade nord-africaine » de supplétifs maghrébins sous uniforme boche ! Cinq sections de quarante soldats chacune sèmeront ainsi la terreur de Montbéliard à Limoges, jusqu’à Périgueux, Tulle et Mussidan, multipliant les massacres au moment même la Wehrmacht évacue la Corrèze et où les maquisards embrasent la campagne.
Pour les malfrats de la Carlingue en pleine déroute, la cavale se terminera mal : ils n’échapperont pas aux « soubresauts de l’Epuration ». « Avec l’arrestation des chefs de la rue Lauriston, de leurs lieutenants, et les perquisitions qui s’ensuivirent, une question reste en suspens : qu’est-il advenu du trésor de la Carlingue, et à combien se montait-il ?, s’interroge l’auteur, au dénouement de cet authentique thriller, dont l’épilogue retrace le déroulement des procès intentés, à la Libération, contre cette engeance particulièrement infecte.
Scrupuleux dans ses sources, précis dans sa relation des faits, mais moins historien au style boutonné que conteur à la plume acide, David Alliot aime à émailler ses intertitres de calembours : après qu’il a évoqué Modiano – « La Carlingue, prix Nobel de littérature ? » -, son paragraphe suivant, baptisé Sclérose en plaques, rappelle que le 93 rue Lauriston abritera jusqu’en 2009 la… Chambre de commerce franco-arabe (!)… Et qu’en 2024, une plaque infiniment discrète rappelle tout de même à quel sinistre emploi fut vouée cette adresse, il y a moins de quatre-vingts ans.
La carlingue. La Gestapo française du 93 rue Lauriston, par David Alliot. 555 p. Tallandier.
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