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Qui pour succéder à Laurent Fabius au Conseil constitutionnel ? Dans la tête d’Emmanuel Macron

Soirée printanière à l’Elysée, remise de décoration à l’avocat d’affaires Jean-Michel Darrois, convives agréables et amis, la dissolution n’a pas encore plissé les fronts… Joli mois de mai 2024, c’est peut-être ça le bonheur, pourrait songer Emmanuel Macron. Mais dans la grise salle des Fêtes, son voisin de nappe, Laurent Fabius, semble en avoir décidé autrement. Le président du Conseil constitutionnel, qui quittera son poste le 7 mars 2025 à minuit et dont le successeur sera nommé par le chef de l’Etat, déjà, s’inquiète : "Il faudra pouvoir résister à des tentatives de subversion de la Constitution, la question de la personnalité appelée à me succéder sera évidemment décisive, peut-être comme elle ne l’a jamais été." Emmanuel Macron a-t-il conscience de la gravité que recouvre cette nomination ? Ce président qui quand il est à l’heure pense qu’il est en avance et préfère donc être en retard pour se croire dans les temps a, comme pour ses rendez-vous, réunions, discours, déplacements, une fâcheuse tendance à faire patienter avant de nommer. "Surtout, ne lui dites pas que le Conseil peut fonctionner sans président, plaisante un de ses amis. Sinon, il prendra deux ans pour choisir un remplaçant !" Mais Laurent Fabius, lui, n’entend pas repousser sa mise en garde et n’attend même pas le dessert pour dresser la liste de ses angoisses, toutes liées à la possible accession au pouvoir de Marine Le Pen en 2027. Jusqu’à ce que le décoré Jean-Michel Darrois intervienne : "La personnalité du nouveau président comptera, mais pas seulement. Celle des autres membres aussi."

Au premier étage, rue de Montpensier, trois nouveaux membres prendront, en mars prochain, place sur les fauteuils de cuir beige, trois personnalités dont les noms devraient être annoncés à la mi-février et qui pour neuf ans, le regard plongeant entre les rideaux turquoise à pompons dorés, seront "les défenseurs de l’Etat de droit", comme le résume un fin connaisseur. Qui Gérard Larcher, président du Sénat, désignera-t-il pour prendre le siège de Michel Pinault ? Qui Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, choisira-t-elle à la place de Corinne Luquiens ? Et surtout, à qui pense Emmanuel Macron pour succéder à Laurent Fabius, président du Conseil depuis 2016 ? "Aucune nomination n’est plus importante que celle-ci", insiste un constitutionnaliste réputé. Car le successeur de Laurent Fabius sera en place lors de la prochaine élection présidentielle, et c’est donc lui qui pourrait voir élu le candidat d’un parti extrémiste, possiblement la tête de proue du Rassemblement national, Marine Le Pen. Or, celle-ci a prévenu les neuf Sages, elle les éprouvera.

A son programme, l’organisation d’un référendum sur l’immigration afin de "refondre l’ensemble du droit applicable aux étrangers" et de modifier les premiers articles de la Constitution pour y inscrire la "maîtrise" de l’immigration. Pour ce faire, elle promet de s’appuyer sur l’article 11 de la Constitution. Or la voie autorisée par l’article 11 est celle du référendum direct, réservé aux domaines tels que "l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent". La priorité nationale et l’immigration ne relèvent pas de ces champs, ni - surtout - la révision de la Constitution. Pour la réviser, et y inscrire la préférence nationale par exemple, il faut en passer par l’article 89, qui prévoit que les deux chambres (l’Assemblée et le Sénat) donnent en amont leur accord. La candidate RN connaît la distinction. Si elle prévoit d’en passer par l’article 11, c’est qu’elle envisage de ne pas disposer de la majorité au Sénat, et donc qu’elle ne pourrait utiliser l’article 89. Et elle tient dans la manche un précédent arrangeant.

En 1962, le général de Gaulle se servit de l’article 11 pour faire adopter l’élection du président de la République au suffrage universel, contre les avis outrés du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat. "Ce fut une monstruosité juridique", rappelle Denys de Béchillon, professeur de droit constitutionnel. La "monstruosité" régale Marine Le Pen. Dans ce scénario, il incomberait au Conseil constitutionnel d’empêcher "la tentative de subversion de la Constitution". Pour contrer une telle manœuvre, la Cour suprême n’aura pour outil… que le droit. En l’occurrence, la jurisprudence Hauchemaille. En 2000, le Conseil constitutionnel a en effet considéré qu’il lui revenait de décider par avance si le décret de convocation d’un référendum était dans les règles. Si la présidente Le Pen produisait un décret de convocation visant à modifier la Constitution en utilisant l’article 11, le Conseil le recalerait. Enfin, il devrait en être capable. "Qui pour tenir la jurisprudence Hauchemaille face à une présidente RN fraîchement élue ?" s’alarme un juriste de poids, qui s’en est ouvert à Emmanuel Macron, lequel n’a pipé mot.

Car l’habitude est prise d’envoyer rue de Montpensier des soutiens fidèles, d’y placer des personnalités qui, au nom du prestige, acceptent de quitter la scène et de maîtriser leur expression publique jusqu’au mutisme. Et de bosser dur. A ses débuts, le Conseil traitait 30 affaires par mandat de neuf ans, aujourd’hui ce sont plus de 700. "C’est un travail monacal, on passe des heures sur des têtes d’épingle, la tâche est aride", se souvient un ancien membre. Quand ce fut l’heure pour Richard Ferrand, alors président de l’Assemblée nationale, de trouver le digne successeur de Lionel Jospin en 2019, il se rendit chez Robert Badinter et l’interrogea sur le profil idéal d’un Sage. "Inutile de savoir faire du droit, la Constitution est limpide ; il faut quelqu’un qui ait des valeurs, qui respecte la république", tranche alors l’ancien président du Conseil. Désormais, Laurent Fabius nuance : "Il est indispensable de connaître le droit, mais il n’est pas mal aussi d’avoir une expérience du fonctionnement de l’Etat." Parce qu’entre le législateur et son contrôleur les relations se sont singulièrement tendues, la Macronie n’ayant pas ménagé le Conseil. "Quand le gouvernement fait adopter la loi Immigration sachant que 32 articles relèvent du cavalier législatif, il renvoie au Conseil constitutionnel la responsabilité de les retoquer. C’est un jeu auquel les gouvernants ont pris goût pour pouvoir dire que les juges les entravent", commente un haut magistrat. "L’organe régulateur des pouvoirs publics doit être constitué de personnalités optimales, ce n’est pas tout à fait le cas aujourd’hui", pique un autre, s’inquiétant lui aussi de l’avènement de temps difficiles pour les gardiens de la Loi fondamentale. Des personnalités optimales, donc, mais lesquelles ? Gérard Larcher devrait nommer un sénateur, circule le nom du conseiller d’Etat, sénateur de la Manche, Philippe Bas, qui pourrait refuser, tant il espère être un jour élu à la place de Larcher. Yaël Braun-Pivet a toujours donné à entendre qu’elle désignerait une femme.

Eric Dupond-Moretti, Didier Migaud, Richard Ferrand...

Et le président ? Serait-il tenté d’utiliser son pouvoir de nomination dans cette prestigieuse institution pour évincer un adversaire ? Non, voyons, Emmanuel Macron ne fait pas de politique, il n’a qu’une boussole, "nommer une vigie républicaine", jure-t-on à l’Elysée. Pourtant, certains l’ont entendu un an plus tôt s’exclamer : "Un type comme Edouard [NDLR : Philippe] qui est passé au Conseil d’Etat, qui a été avocat, Premier ministre, ce serait un bon profil…" Il n’a pas échappé au chef de l’Etat que l’intéressé nourrit d’autres ambitions, dont le devoir de réserve ne fait pas complètement partie. Il faut chercher encore.

Ce n’est un secret pour personne, aussi gouailleur et turbulent soit-il, Eric Dupond-Moretti rêve de l’ambiance feutrée et raisonnable de la Rue de Montpensier. Mais deux obstacles devant lui semblent se dresser. Premièrement, par un vote des deux commissions des Lois à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés, il peut être fait barrage à la nomination du candidat choisi par l’Elysée. En ces temps parlementaires agités pour Emmanuel Macron, comment espérer qu’une personnalité honnie par le Rassemblement national et par La France insoumise remporte les suffrages ? Deuxièmement, et c’est un éminent constitutionnaliste qui le rappelle, "le Conseil constitutionnel est juge électoral : difficile d’imaginer un acteur aussi investi dans la politique que Dupond-Moretti se prononcer de façon parfaitement impartiale dans une affaire d’irrégularité de votes dans l’élection de Marine Le Pen, par exemple."

Un nom surgit à chaque renouvellement d’un membre du Conseil, celui de Didier Migaud. L’ancien président de la Cour des comptes s’en amuse et, en privé, ne cache pas son intérêt. En 2019, Emmanuel Macron hésite. Mais finit par nommer son ancien ministre Jacques Mézard. En précisant tout de même à l’actuel ministre de la Justice que le président de l’Assemblée nationale pourrait aussi le choisir. Fin politique, Migaud en reste là. Il se doute que Richard Ferrand, conscient de son rôle et de ses responsabilités, n’a aucun intérêt à céder à l’Elysée et prendre ainsi le risque de donner l’impression d’être aux ordres. Il n’y a que le président pour ne pas voir le problème. "Ce ne serait pas idiot que tu nommes Migaud ou Moscovici", susurre Macron aux oreilles de son ami breton, début 2019. "Président, c’est comme reine d’Angleterre ; moi, j’ai un pouvoir de nomination, celui-là, tu me le laisses !" trompette Ferrand.

Et si c’était lui ? Eloigné de la vie politique active, assez proche du président de la République pour avoir osé prouver son indépendance d’esprit lors de ses années au Perchoir, Richard Ferrand pourrait, pense un juriste avisé, apparaître comme un choix intelligent, ne suscitant pas une levée de boucliers de cette Assemblée sans majorité. Sauf si les députés voient dans cette nomination l’occasion d’infliger une défaite au chef de l’Etat… Refuser la personnalité proposée au simple prétexte qu’elle serait suggérée par ce dernier, "c’est la jurisprudence Boris Ravignon, dont la candidature à la tête de l’Ademe a été rejetée par l’Assemblée", souffle un stratège élyséen.

... ou un profil plus technique ?

Pour éviter le fossé, le contourner. Comment ? En s’orientant vers une personnalité plus technique que politique, peut-être, qui ne s’attirerait pas les foudres des parlementaires. Ainsi le nom de Jean-Denis Combrexelle, haut fonctionnaire, ancien directeur de cabinet d’Elisabeth Borne à Matignon, affleure-t-il dans les conversations de ceux qui s’inquiètent de la succession de Laurent Fabius. Tout comme celui de Marc Guillaume, préfet de Paris et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel. "Deux candidats légitimes", juge un spécialiste de la Rue de Montpensier. A la question "Comment les départager, font-ils campagne ?" notre interlocuteur s’étouffe : "On ne fait pas campagne pour le Conseil constitutionnel !" Et pince : "Vous croyez que Combrexelle sort un livre par hasard, guidé par le seul amour des normes ?" Pourcentage de réussite de cette discrète opération promotionnelle selon les sondés (un prochissime du président, un constitutionnaliste et un avocat) : aucun. L’un d’eux résume : "Emmanuel Macron n’a aucune idée sur la justice constitutionnelle, il ne nommera jamais quelqu’un qui n’est pas un vrai politique."

Ce qui donne bien du souci à François Bayrou, las que "toute la journée", ses amis et bien d’autres le supplient d’y aller. Le président du MoDem et maire de Pau admet qu’il aurait "le profil idéal", mais voilà : "Bien que je mesure l’importance dans les temps qui viennent de ces responsabilités, je ne peux pas descendre du bateau." Un bateau gardant le cap vers la présidentielle de 2027. Sa retenue ne l’empêche pas d’estimer au passage que Jean-Denis Combrexelle serait un mauvais candidat : "Il n’a jamais touché un micro de sa vie… Non, il faut un politique, un vrai." On y revient. Et si justement le président de la République, soucieux d’éviter le couperet d’un vote négatif en commission, surprenait son monde en optant pour une professionnelle du droit, une magistrate sachant opposer au prurit plébiscitaire la force des lois ? Comme Gwenola Joly-Coz, première présidente de la cour d’appel de Poitiers, ou encore Isabelle Gorce, ex-directrice de l’administration pénitentiaire aujourd’hui présidente de la cour d’appel de Bordeaux, ou surtout Anne Levade, professeur de droit public, qui serait ainsi consolée de ne pouvoir obtenir le poste laissé vacant par Didier Migaud à la tête de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ? Fantasmatique ? Possiblement, sauf que "le président mesure chaque jour les limites des candidats qu’on lui propose". La première des limites étant qu’il le choisisse, et ce faisant le transforme en cible.

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