Depuis que l’on sait que la puissance publique française, toujours en tête du palmarès mondial pour ses dépenses et ses prélèvements obligatoires, va finir l’année 2024 sur un déficit et une dette de 6,2 % et 113 % du PIB respectivement (soit environ 3 300 milliards d’euros pour cette dernière) sans qu’aucune crise particulière ne vienne justifier un tel dérapage, les analyses vont bon train. À écouter Bruno Le Maire, ministre de l’Économie de 2017 jusqu’à très récemment, on croyait que les comptes du pays étaient tenus et que Bercy avait sauvé la France pendant le Covid… D’où, question lancinante : mais comment a-t-on pu en arriver là ?
La classe politique s’étant promptement et exclusivement jetée sur les impôts supplémentaires qu’elle allait pouvoir extorquer aux riches contribuables et aux grosses entreprises afin de redresser la barre, un certain nombre de commentateurs actifs dans la presse et les réseaux sociaux ont préféré examiner attentivement le volet « dépenses publiques » de l’équation budgétaire. Vous savez, ce volet que tous les gouvernements promettent de réduire sans jamais amorcer le moindre mouvement en ce sens, sauf via la petite arnaque cousue de fil blanc de la baisse des dépenses « en tendance ».
Très vite, il est apparu qu’au sein des dépenses sociales, qui représentent à elles seules plus de la moitié de la dépense publique française et 32,2 % du PIB, les dépenses de retraite en représentent à leur tour près de la moitié, constituant ainsi le premier poste de dépense, soit 376 milliards d’euros et 14,2 % du PIB, comme indiqué dans le tableau ci-dessous pour l’année 2022. Dans l’OCDE, la France occupe respectivement le premier rang et le troisième rang (après la Grèce et l’Italie) pour la dépense sociale et les dépenses de retraite rapportées au PIB.
Poids des dépenses sociales, dont dépenses de retraite, dans les dépenses publiques de la France en 2022 (Sources : PIB, dépenses publiques, dépenses sociales) :
L’affaire semble entendue : les retraites nous coûtent trop cher. Et en plus, elles sont injustes, car les cotisations payées aujourd’hui par les actifs et les employeurs sont nettement plus importantes que celles payées antérieurement par les retraités d’aujourd’hui. Ce à quoi les retraités rétorquent qu’à leur époque, le temps de travail hebdomadaire était de 39 heures et qu’il n’y avait ni RTT ni télétravail permettant d’articuler au mieux travail, loisir et obligations familiales.
Ce dialogue de sourds est tristement typique de la bataille que se livrent entre elles différentes catégories de citoyens pour avoir accès à la générosité étatique. Laquelle, limitée par le consentement à l’impôt et les capacités d’endettement du pays, prend de plus en plus la forme de pénuries à mesure que les systèmes sociaux entrent en déficit. On l’a très bien vu à l’occasion de la pandémie de Covid dans le contexte du système de santé et du manque de lits dans les services de réanimation. Il fut notamment question d’en interdire l’accès aux non-vaccinés ou de leur faire payer les soins en question, alors qu’ils avaient payé leurs cotisations sociales comme tout le monde.
Dans une démocratie représentative, la logique voudrait que les gouvernants répondent de leurs actions devant les gouvernés, pas que les gouvernés s’accusent mutuellement des déficiences des gouvernants dans une recherche délétère de boucs émissaires. On constate néanmoins que lorsque l’État en vient à s’occuper de tout et tous au moyen d’une redistribution financière qui se chiffre par centaines de milliards d’euros, la solidarité censée se répandre dans la société se transforme rapidement en concurrence acerbe entre les citoyens, chacun cherchant à obtenir en priorité la meilleure part de la pénurie qui s’installe inéluctablement.
C’était vrai hier de la querelle entre vaccinés et non-vaccinés pour l’accès aux soins, c’est vrai aujourd’hui de la querelle entre actifs et retraités pour l’accès à de bonnes pensions de retraite et un bon niveau de vie. Et l’on peut ajouter que c’est encore vrai de la querelle entre Français et étrangers pour l’accès à l’emploi et aux prestations sociales ou de la querelle entre fonctionnaires et travailleurs du privé pour l’accès à la sécurité de l’emploi, aux retraites les plus avantageuses et aux meilleurs remboursements de santé. Etc.
Aussi, en réponse à la question posée en introduction, j’ai tendance à penser que si la France va mal, c’est d’abord en raison du poids exorbitant de l’État français au sens large dans tous les domaines de l’existence des citoyens.
Pour en prendre la mesure, il suffit de constater que les dépenses publiques représentent actuellement environ 58 % du PIB, que des sujets aussi importants et personnels que l’éducation, la santé et les retraites relèvent de monopoles étatiques de plus en plus branlants et que nombre d’autres secteurs (transports, énergie, agriculture…) sont soumis à une inflation législative et réglementaire délirante.
Oh bien sûr, les Français ne sont pas totalement étrangers à une telle structuration de leur vie économique et sociale. Une autre façon de répondre à la question introductive consisterait à dire que dans leur vaste majorité, ils sont bel et bien responsables de la descente aux enfers des comptes publics et, par ricochet, de leurs conséquences désastreuses sur la prospérité du pays, puisqu’ils votent depuis des décennies en faveur de gouvernements socio-démocrates de droite ou de gauche qui placent la redistribution bien au-dessus de la production, préservation de notre glorieux modèle social oblige.
Comme l’expliquait en son temps l’économiste et député Frédéric Bastiat (1801-1850), l’État n’est jamais que « la grande fiction à travers laquelle chacun essaie de vivre aux dépens de tous les autres. » Idem aujourd’hui, par le biais des aides et subventions allègrement répandues dans la société par des politiciens mi-idéologues mi-clientélistes ; l’issue fatale étant que « le peuple sera écrasé d’impôts, on fera emprunt sur emprunt ; après avoir épuisé le présent, on dévorera l’avenir. »
Il n’empêche qu’en tant que contribuable, il est rageant de constater qu’il va falloir une fois de plus éponger au prix fort les errements de la classe politique. Du reste, à partir de quel moment passe-t-on des effets de la volonté du peuple à ceux de l’incompétence mâtinée de suffisance de dirigeants confortablement installés au pouvoir et beaucoup trop sûrs d’eux à force de ressasser en langage automatique les mêmes lieux communs sur les beautés de l’exception française ?
Plutôt que d’éponger, une fois de plus, comme d’habitude, les déficits d’un modèle qui va à sa perte ; plutôt que de chercher à corriger ici et là, encore et encore, les incohérences générées par le système sans repenser le système global ; plutôt, donc, que tout cela qu’on a déjà fait mille fois sans succès, ne serait-il pas temps de redonner aux individus la faculté et la responsabilité de faire les choix qui les concernent directement et personnellement – leur travail, leur retraite, leur santé, l’éducation de leurs enfants, etc. – et de ne laisser à la charge de l’État que les protections de base, certaines infrastructures et tout ce que l’individu ne peut pas faire par lui-même, à savoir justice, police et défense ?
Autrement dit : renforcer le régalien, faire sauter les monopoles étatiques et stopper la manie réglementaire – voilà la meilleure recette à appliquer au « ça va mal » français. Plus facile à dire qu’à faire, et si on le fait, ce ne sera pas sans douleur, mais les autres recettes, celles du « toujours plus », on les connaît et elles ne marchent pas. La preuve, en cet automne 2024.