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Lune de miel dans les tranchées

Les conséquences intimes des guerres font partie des thématiques dont se nourrit actuellement l’histoire sociale. Quelle expérience de guerre reste-t-il aux soldats une fois démobilisés ? Quels récits livrent-ils à ceux de l’arrière ? À travers une source originale, un album photo retrouvé presque par hasard, Clémentine Vidal-Naquet interroge à la fois la sortie de guerre d’un ancien poilu, mais aussi son inscription dans une histoire intime. L’historienne, maîtresse de conférences HDR à l’Université de Picardie Jules Vernes et membre de l'IUF, retrace ainsi, cliché après cliché, le voyage de noces de Berthe et Gérald dans les ruines du champ de bataille qu’il a quitté un an plus tôt.

Un couple dans les décombres : une histoire intime au cœur de la Grande Guerre

Gérald Debaecker et Berthe Briant se marient le 4 septembre 1919 à Paramé, en Ille-et-Vilaine, une commune qui jouxte Saint-Malo. Elle a alors 25 ans, lui 22. Elle est catholique, il est issu d’une famille britannique anglicane. L’album photo de leurs noces commence par ce mariage : deux photos du couple uni – d’abord seul, puis entouré de leurs invités – inaugurent le livre, récit de leur voyage de noces. Sur ces photos, il paraît très à l’aise, elle est plus réservée. Ce mariage est semble-t-il un mariage d’amour, tout du moins d’affection, phénomène de plus en plus fréquent, y compris dans le milieu de la bourgeoisie d’affaires auquel appartiennent les deux jeunes gens. Gérald et Berthe s’unissent donc, moins d’un an après la fin de la guerre à laquelle Gérald a participé dès août 1914. Ils font partie de ces nombreux couples qui s’unissent en 1919, dans un phénomène important de rattrapage d’après-guerre. On ignore depuis quand et comment ils se sont rencontrés, et les négociations entourant les noces, mais leur origine géographique proche, leurs réseaux communs et une forte endogamie sociale permet une rencontre probable et des fiançailles avant le conflit. Leur différence d’âge et leur différence de confession restent toutefois atypiques : c’est donc un couple pas tout à fait comme les autres qui se marie ce jeudi de septembre 1919.

Le soir même, leur voyage de noces commence : il dure au total 29 jours et 29 nuits, amplement documentés par Gérald dans l’album qu’il réalise ensuite et qu’il offre à sa femme. On suit donc ce couple à travers ses différentes escales. La pratique du voyage de noces est alors en plein essor, et le couple n’y déroge pas, « signe, en réalité, d’un certain conformisme bourgeois ». Les destinations privilégiées à l’époque sont celles valorisées par la bourgeoisie, sur le modèle britannique : Italie, rives de la Méditerranée, grandes capitales européennes... Mais c’est un tout autre parcours que suivent Gérald et Berthe.

La première étape de leur voyage vise à retrouver les lieux chers au passé de chacun : ils rendent visite à des proches ou à des amis et revoient les lieux de leur enfance : Fougères dans la maison natale de Berthe et sur la tombe de son père, Dunkerque et ses environs pour Gérald. À chaque fois, par des clichés ou des légendes, ils présentent l’un à l’autre leur histoire respective. Le temps du voyage de noces est en effet celui de la rencontre, de la confrontation de l’altérité, du retour sur les traces de leurs passés : l’inscription dans l’album lie alors le passé individuel de chacun à leur présent de jeune couple. Après être passés par Rennes et le Mans, ils rejoignent plus classiquement Paris, où ils passent quelques jours.

Si la première partie de la lune de miel honore les deux histoires familiales, les 18 jours restants sont consacrés au passé récent de Gérald : le couple choisit en effet de visiter le front de la Première Guerre mondiale. En train essentiellement, ils visitent ainsi Reims et sa cathédrale bombardée, le front de l’Yser, Lille et ses alentours, et jusqu’à Bruxelles, « dans l’album, page après page, c’est une succession de paysages lunaires ». À chacune de ces étapes, Gérald acquiert des cartes postales, qui se joignent aux photographies du couple et sont toutes soigneusement légendées : « bâtiment en ruines, maisons rasées, paysages ruraux troués d’obus, sols retournés et forêts ravagées composent l’essentiel des images d’un album qui privilégie les vues de destructions à celles des bâtiments préservés ». L’époux y commente notamment l’ampleur des ruines : « se rendre dans ces lieux en 1919, c’est s’assurer d’être témoin des destructions », explique l’autrice.

On imagine alors la difficulté d’un tel voyage : les infrastructures manquent, les transports fonctionnent mal et la région, rendue dangereuse par les restes d’obus, dispose de peu d’hébergements. Pourtant, comme le souligne Clémentine Vidal-Naquet, les visites touristiques dans les décombres de la guerre – ou Dark Tourism – existent dès la fin du conflit. En témoignent les nombreux guides de voyage sur la région, parus dès 1919 et dans les années 1920, dans lesquels les ruines de la guerre sont au centre. L’historienne a également trouvé, dans les archives, les exemples de cinq autres couples qui passent leur lune de miel sur le front, montrant alors que ce voyage, s'il paraît très atypique de prime abord, ne l’est peut-être pas tant. Si le couple effectue aussi des visites touristiques plus ordinaires, dans les lieux culturels de Paris ou Bruxelles, force est de constater que les restes de la guerre sont au cœur du projet du voyage et de leurs réflexions. Les légendes relatent avec colère les destructions « des boches » que découvre Berthe dans une expérience sensible de ce qu’a pu être le conflit, mettant ainsi « à l’épreuve l’entrelacement de l’intime et du collectif ».

L’époque se prête à la contemplation des destructions et aux questions liées à la reconstruction : il faut venir voir les traces du conflit avant qu'elles ne disparaissent. Dans ce sens, ce voyage prend un aspect d’urgence : « les ruines récentes seront aussi des ruines éphémères », où l’on doit constater, dans un élan patriotique, la barbarie de l’ennemi. Dans ce processus, le voyage de noces permet la rencontre intime de ces jeunes époux, mais il met aussi en confrontation l’expérience du soldat et celle d’une civile, dans une reconstruction mémorielle du vécu de Gérald. L’historienne interroge ainsi concrètement la manière par laquelle « la guerre contribue à configurer des expériences sociales domestiques, privées voire intimes, et comment, en retour, les affects déployés de la sphère intime orientent les gestes et les expériences publicisées, tout comme les représentations que l’on s’en donne ».

Ce curieux voyage de noces marque pour ce couple l’entrée dans la vie conjugale, et l’autrice, en fin d’ouvrage, nous en livre la suite : Berthe et Gérald auront trois enfants (nés en 1922, 1923 et 1928) et vivront un temps en Indochine avant de s’installer à Paris.

Une histoire sensible : une difficile sortie de guerre

Plus encore que l’histoire de ce couple, c’est surtout celle de Gérald que donne à lire l’album. En « héros romantique », il retourne sur les traces de son passé de soldat et laisse entrevoir à sa femme les difficultés de la guerre. C’est sur ce point que l’histoire intime de Gérald et Berthe croise la problématique plus générale que pose l’histoire sociale à la question des sorties de guerre.

Contre l’idée longtemps développée par l’historiographie d’une démobilisation silencieuse, l’album prouve au contraire, avec l’exemple d’un « retour ordinaire », que cette expérience de guerre est à nouveau éprouvée, d’abord dans le voyage, 10 mois après l’armistice, où « tout juste démobilisé, [Gérald] souhaite inscrire son passé guerrier au cœur de son histoire conjugale ». Puis, un an après, l’ancien pilote met à nouveau en scène le conflit par l’album, soigneusement travaillé et offert à Berthe pour leur premier anniversaire de mariage : « à travers lui, s’esquissent l’épaisseur des lendemains du conflit, la pesanteur de la guerre, l’impossibilité de l’éluder. » Au fil des pages, se superposent en effet des images du voyage en lui-même, mais aussi, à de nombreuses reprises, des photos de Gérald soldat : ici, « guerre et lune de miel sont indissociables ».

L’historienne cherche alors à retracer son parcours de poilu. Issu d’une famille aux trois-quarts britanniques, neveu de la célèbre suffragette Emily Davison, Gérald grandit dans le nord de la France, rejoint la Bretagne, puis est pensionnaire au Mans. Engagé volontaire à 17 ans dès l’automne 1914, il sert d’abord dans la 110e ligne (en 1914-1915), puis comme élève pilote et pilote en Salonique – objet, d’ailleurs, d’un autre album. Blessé et rapatrié à Nice, il retrouve le front dans la Somme entre mai et octobre 1918, où il est à nouveau blessé. S’intercalent ainsi, dans l’album, des clichés pris entre 1914 et 1918, largement légendés, et des cartes reproduites à la main, à la manière d’un reportage journalistique.

Mais l’ouvrage insiste également sur un point essentiel : c’est bien un récit illustré a posteriori, reconstruit, où le protagoniste principal met en scène, par choix, certains épisodes de son expérience de poilu pour mieux en taire les parties les plus pénibles. On apprend ainsi qu’en 1918, Gérald a été cassé de son grade pour « absence illégale de quatre jours » : d’aviateur, il redevient 2e classe. La sanction parait sévère, mais les sources manquent pour en savoir davantage. S’il n’en dit rien dans l’album, cette rétrogradation a constitué, on l’imagine, une blessure intime qui pourrait expliquer le choix de cette destination : « Le voyage est, sans doute, réparation, est-il aussi le signe d’une sortie de guerre réussie ? » Difficile de répondre à cette question. Toujours est-il que, deux jours après son mariage, Gérald rend sa tenue militaire, mais l’album le prouve : « en 1920, la démobilisation de Gérald avait beau être effective, elle n’était pas accomplie. »

A contrario, dans ce récit, « le mystère, c’était Berthe », tant l’épouse fait figure de faire-valoir. On la devine posant devant des ruines sur des clichés abîmés, mais son ressenti, ses paroles, ses émotions restent impalpables. Elle est invisibilisée, réduite à imaginer le vécu de son jeune époux. Pourtant, sœur et fiancée de soldats, « sans combatte, Berthe a vécu la guerre » : ses deux frères ont été mobilisés, et l’historienne retrace la longue liste des morts pour la France de Paramé, dont les six frères Ruellan, à laquelle une rue de la ville est dédiée juste après l’armistice. Ainsi, pour elle, « fouler le champ de bataille, c’est ressentir d’un peu plus près les efforts consentis par les soldats, c’est s’approcher un peu plus de la terrifiante expérience combattante des hommes », écrit l’historienne, qui prouve ainsi que la culture de guerre déborde largement la chronologie du conflit et ceux qui l’ont vécue.

C’est donc bien plus comme acteur et reporter que comme simple touriste que Gérald retrouve le front de l’Est de la France. L’autrice brosse en effet le portrait d’un homme passionné par la photo et qui devient, dans les années 1930, journaliste à Paris-Soir, un des quotidiens les plus populaires de l’époque. Il y réalise notamment des articles sur des soirées mondaines ou des rencontres avec des aviateurs dans lesquels il met en scène son passé de pilote, notamment sous le pseudonyme de Michel Ardan (personnage principal de De La Terre à la lune) : « se rêvant héros de Jules Verne, s’imaginant explorateur, il faisait des épisodes de sa vie autant de reportages photographiques. »

Le dernier chapitre du livre, « épilogue », retrace et questionne la fin de la vie de Gérald : ce dernier se rapproche de l’Allemagne nazie au point de continuer à publier après 1940. Il y participe à la propagande collaboratrice et réalise des chroniques antisémites, antibritanniques – ce qui étonne au vu de ses origines – et anti-Franc-maçonnes : « l’engagement de Gérald semble en réalité bien plus idéologique qu’opportuniste. » En septembre 1941, il franchit une étape de plus en s’engageant dans la légion des volontaires et en prêtant serment à Hitler. Puis, en juillet 1943, il rejoint les Waffen SS sur le font de l’Est. Recherché par la Résistance, puis condamné par contumace à la Libération, Gérald est introuvable et finit par être déclaré mort en 1948 (à la date d’août 1944).

Des interprétations sont avancées : déception de sa dégradation de 1918, amertume de sa vie d’après-guerre ou encore sympathie pour les mouvements indépendantistes flamands et bretons peuvent expliquer cet engagement durant la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, l’autrice le rappelle, il faut se garder de toute téléologie et la suite est imprévisible lors du voyage de noces de 1919. L’objet du livre reste bien l’album de 1920, mais il n'est pas possible d’éluder la fin de ce parcours, qui laisse une impression de malaise autour de cet homme à laquelle on s’est attaché : « son engagement durant la Seconde Guerre mondiale n’écrase-t-il pas tout le reste ? »

L’historienne et son objet : une relation particulière

Publié dans la collection « À la source », dont Clémentine Vidal-Naquet est à l’origine et à la direction, la particularité de l’ouvrage apparaît dès son point de départ : une source unique sert à l’étude. Découverte dans les archives de l’Historial de la Grande Guerre, elle s’y trouve probablement à la suite d’une perquisition menée en 1945 lors du procès de Gérald. Elle constitue, pour l’autrice, « un des objets les plus exceptionnels jamais rencontrés au cours de [s]es recherches ».

Suivant le parcours initiatique de ce couple auquel on s’attache, elle n’hésite pas à livrer ses questionnements, ses émotions : « il est des objets intrigants qui, une fois approchés, ne vous quittent guère », témoigne-t-elle. Cet album de 95 pages, à la couverture de cuir, aux pages cartonnées, rempli de 551 photos jaunies et cartes postales, de dessins soigneusement légendés, et dont certains clichés sont entourés de feutre doré, devient le personnage principal du livre, qui en propose la reproduction de nombreuses pages, à la fois par clichés au fil des chapitres, mais aussi dans un carnet central en couleur.

Le sujet en lui-même intrigue : un album intime, relatant la découverte d’un couple et un choix insolite de destination pour un voyage de noces. « Cette statue de papier constitua une énigme entêtante : pourquoi un soldat sortant de quatre années de guerre avait-il éprouvé le désir de passer sa lune de miel dans les ruines qu’il venait à peine de quitter ? » Les chronologies se superposent alors : l’enfance des jeunes époux, l’expérience de guerre de Gérald, la vie de Berthe (imaginée notamment dans les parties « contrepoint », en conclusion de chaque chapitre), puis les noces, un an après la fin de la guerre, et enfin l’album, deux ans après la fin des combats. L’album semble alors achever cette période de guerre et place le lecteur dans un entre-deux, entre histoire intime de ce couple et la grande Histoire. L’autrice souligne d’ailleurs l’« ambiguïté d’un objet oscillant sans cesse entre exclusivité et partage ».

C’est aussi sur les silences de l’objet que se questionne l’historienne : les émotions du couple pendant le voyage, leur découverte mutuelle, l’expérience intime de soldat et les déconvenues qu’il connaît. « Observer les clichés et leur agencement, lire les légendes qui les accompagnent ne donnent accès qu’à une mémoire ainsi forgée et désormais figée, loin de l’oralité accompagnant les échanges au sein du couple, au cours du voyage d’abord, autour de l’objet lui-même ensuite. »

C’est donc un travail original, une « expérimentation historiographique » à laquelle se livre Clémentine Vidal-Naquet, spécialiste par ailleurs des correspondances des couples durant la Grande Guerre. Partant d’une source unique, sur deux inconnus, son travail se rapproche à certains moments du Louis-François Pinagot d’Alain Corbin : sortir un couple ordinaire des archives, exhumer le parcours d'un poilu comme les autres, duquel « il faut parfois accepter la frustration, se contenter d’hypothèses et proposer une histoire au conditionnel », c’est aussi ce qui fait l’intérêt d’une telle enquête.

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