Il ne suffit pas d’enterrer les morts pour s’assurer qu’ils nous laisseront tranquilles. Au contraire, c’est parce qu’ils sont enterrés qu’il y a des revenants, perceptibles fût-ce par des cris, des coups frappés dans les murs, ou parfois par des vols d’enfants ! Et sous toutes les formes possibles : spectres, fantômes, ressuscités, apparitions... Autant les fantômes relèvent de croyances, autant nombre de philosophes se sont rebellés contre l’idée même, saugrenue, d’une existence de ces revenants (Spinoza), quand d’autres en rient (de Démocrite à Diderot). Sans parler des spectres, conçus par Jacques Derrida à propos de la persistance de Karl Marx dans les esprits.
La propriété des fantômes que met en avant Grégory Delaplace, anthropologue et spécialiste de la Mongolie, est de court-circuiter les grands partages que la mort institue entre « eux » (les morts) et « nous » (les vivants), selon une ligne de front que les uns peuvent franchir mais pas les autres. L’auteur signale ce court-circuit en utilisant comme synonymes la notion de « voix des fantômes » et celle de « voix des morts ». Cette voix a une forte tendance à la dissonance. Il n’est que de rappeler la confrontation de Hamlet et du fantôme de son père ! La voix de ce dernier vient bouleverser l’ordre des choses en cours. Par le fantôme, le mort se met au service de l’ordre social ou s’oppose à sa reproduction.
Ce qui intéresse Grégory Delaplace, au terme de longues années d’exploration de diverses civilisations et de rites funéraires, c’est la manière dont les humains s’inaugurent comme des êtres sociaux à partir de la fonction conférée aux défunts et aux revenants. Il traverse de nombreuses organisations sociales, en cherchant les moyens ethnographiques de décrire quels genres de morts sont les fantômes. Et il en répertorie de nombres types. Par exemple, les fantômes nucléaires dans la région de Fukushima, ceux qui aident à survivre à la catastrophe en réinventant une existence collective avec eux, les fantômes de l’anthropocène, témoins des conséquences ravageuses de l’exploitation de la terre. Ou encore, les fantômes divers qui tous prouvent que pour devenir des personnages conceptuels, ils doivent cesser d’être morts, et les fantômes dont certains espèrent qu’ils veilleront à leur existence, ou arbitreront leurs choix. Pour d’autres, l’idée de leur existence est insupportable, parce que de tels fantômes pourraient continuer d’intervenir dans celle des vivants.
Lier le mort aux vivants
Grégory Delaplace ne se contente pas de citer de nombreux cas de fantômes plus ou moins actifs selon les sociétés. Il cherche surtout à comprendre ce que signifie ce phénomène, et pas seulement à organiser un décompte de la diversité. Ce qui importe, c’est de saisir les pratiques funéraires et les rites commémoratifs grâce auxquels un canal de communication est établi avec les défunts, mais aussi la nature et la fonction des croyances aux fantômes. Car ce sont ces canaux qui installent les morts à une certaine place, géographique, mais surtout sociale, affective, culturelle.
Certes, nul humain n’est obligé de maintenir au-delà de son trépas des relations avec une personne, ou à en conserver la dépouille sous une forme ou une autre. Il est encore moins nécessaire, précise l’auteur, de fonder l’ordre social sur la célébration de sa mémoire. Le paradoxe, c’est que si toutes les civilisations n’oublient pas de la même manière, il s’agit toujours, avec les fantômes, d’oublier au moins quelques défunts et d’oublier quelque chose de chacun des défunts dont on se souvient. En cela, l’essentiel de cette recherche consiste à montrer qu’il n’est pas central d’interroger la variabilité des manières dont les vivants se souvient de leurs morts : il est plus central d’observer quel genre d’êtres et que genre d’interlocuteurs les fantômes sont incités, par les vivants, à devenir.
En l’occurrence, de quel contrat avec les vivants les défunts sont-ils susceptibles ? L’auteur nous propose donc de suivre un itinéraire qui conduit du funéraire aux fantômes, des institutions à leurs subversions par les fantômes.
La solidarité entre vivants et morts
Afin de faciliter un parcours complet du problème posé par les fantômes, l’auteur décrit les pratiques funéraires, notamment en Europe, dont la genèse grecque a été étudiée par Jean-Pierre Vernant, mais encore en Inde et ailleurs, quand ce n’est pas celle du cannibalisme (chez les Wari’ du Brésil occidental). Il parcourt les rites, les inventions des vivants pour calmer les morts, les institutions comme l’invention du purgatoire qui, d’une certaine manière, permet une mobilité des fantômes, pas encore confinés au paradis ou à l’enfer. Cette institution, par ailleurs, a multiplié la possibilité des apparitions, en quelque sorte attendues, ne serait-ce que pour réparer un méfait ou le paiement d’une dette qu’il restait à accomplir .
On sait que de nombreuses sociétés laissent exister des médiums capables de transmettre la parole des morts. Le médium est un être commode : il permet de s’informer de ce qui arrive aux morts, mais aussi des manquements de vivants par rapport à eux. Mais les morts ne sont pas toujours encouragés à exister. Les fantômes sont souvent farouchement réprouvés. Les sociétés tziganes, par exemple, s’efforcent de les exclure du cercle de la communauté. Dans d’autres sociétés également, l’éloignement des fantômes est maximal.
Cela implique aussi un certain rapport aux objets du mort. Il faut en garantir le respect, parfois garder la propriété d’un terrain sur lequel on renonce à se rendre, en lien avec le mort. Parfois, les pratiques commémoratives imposent un monument de référence, afin de mieux façonner la mémoire des morts. Les Achuar, en Amazonie, ont pour leurs morts des attentions équivoques. Des rituels participent à le « démémorer ». L’ouvrage nous offre ainsi un large panorama de réflexion sur ce thème, avec des références aux travaux d’Eduardo Viveiros de Castro, Marshall Sahlins, et bien sûr Claude Lévi-Strauss, pour ne citer que les plus connus.
Que dire de l’invention de la photographie, dans son rapport aux fantômes ? Ne disposons-nous pas de photogrammes, assez nombreux, qui prétendent avoir saisi les apparitions, sans ou avec trucages ? Ceci indépendamment du talent des photographes qui tentent de donner aux défunts, une dernière fois, l’apparence de la vie, et des mœurs selon lesquelles on prolonge la vie du défunt afin qu’il garde encore un peu d’influence sur ses proches.
Les morts qui meurent muets
Le monde moderne est désormais largement traversé par le mutisme des morts, même si dans certains cas, il faut parler avec eux pour arrêter la chaîne des décès qu'entraînerait une condamnation prononcée par eux. En réalité, on assisterait plutôt à une sorte de renversement : ce sont désormais les vivants qui mettent les morts à leur service, voire au service de projets politiques. Ils font l’objet, dans ce monde, d’une distribution des pouvoirs mondains. Les vivants placent les morts comme ils l’entendent. Ils mettent en place des dispositifs par lesquels les morts sont oubliés, et d’autres par lesquels on les commémore ou les valorise, mais à la condition qu’ils demeurent muets et qu’on puisse parler à leur place. Les morts ne disposent plus de fantômes qui se rebiffent à ce qu’on leur demande.
Grégory Delaplace nous décrit le processus complexe qui a transformé les sociétés dans leurs rapports à leurs morts : celui qui, en Europe, a participé à leur laïcisation, ou celui qu’il a observé chez les Mongols, sous le coup d’un régime marqué au sceau du marxisme russe, « modernisant » de force les mentalités par la collectivisation de la production pastorale et une réforme funéraire instaurant le communisme de l’avenir. L’étude qu'il propose fera date, au sens où elle permet de saisir des transformations au cours desquelles les fantômes finissent par disparaître.