C’est un retournement qui n’en finit pas de faire couler de l’encre. L’Agence européenne du médicament a finalement délivré une autorisation de mise sur le marché il y a quelques jours pour le lecanemab (Leqembi de son nom commercial), un traitement contre la maladie d’Alzheimer auquel elle avait d’abord opposé une fin de non-recevoir en juillet. Cette décision réjouit une partie au moins des spécialistes de cette redoutable pathologie, autant qu’elle suscite l’inquiétude des pharmacologues, qui lancent aujourd’hui une alerte à ce sujet par la voie de la Société française de pharmacologie thérapeutique, comme le révèle L’Express.
Le débat ne fait que commencer, car l’autorisation de mise sur le marché européenne n’est qu’une première étape avant que le médicament n’arrive aux patients français. La Haute autorité de santé (HAS) va maintenant devoir se prononcer sur l’opportunité de rembourser ou non ce traitement, et les uns et les autres affûtent leurs arguments en vue de cette décision…
Après un premier avis négatif en juillet 2024, l’EMA, l’agence européenne des médicaments, a finalement accordé le 14 novembre une autorisation de mise sur le marché pour le lecanemab (nom commercial : leqembi) dans la maladie d’Alzheimer. Ce médicament est destiné au traitement des patients adultes présentant des troubles cognitifs légers ou une démence à un stade débutant. Cette nouvelle position de l’EMA a été prise malgré l’absence de données complémentaires, alors que l’efficacité de ce produit s’avère faible, voire discutable, au prix d’effets indésirables fréquents et parfois potentiellement graves. En dépit d’une attente forte des malades, des patients et des soignants, la Société française de pharmacologie et de thérapeutique (SFPT) ne peut, en l’état, recommander l’utilisation de ce nouveau médicament.
Le lecanemab a fait l’objet d’un essai clinique comparatif contre placebo, randomisé et en double aveugle : les patients sont distribués entre le groupe traité et le groupe placebo au hasard, et nul ne sait qui reçoit le traitement. Un total de 1 795 patients a été inclus, et leurs performances cognitives ont été évaluées sur une échelle de score dont les valeurs vont de 0 à 18 points. L’amélioration observée dans le cadre de cet essai s’est établie à 0,53 point. Si ces données apparaissent statistiquement significatives, nous savons que pour obtenir un résultat cliniquement pertinent, c’est-à-dire perceptible par les patients et leur entourage, il faudrait atteindre au moins un point.
L’essai clinique avait également montré qu’une part non négligeable des malades traités présentaient des événements indésirables inquiétants : 17,3 % ont souffert de micro-hémorragies cérébrales (contre 9 % dans le groupe placebo) et 12,6 % d’œdèmes cérébraux (1,7 % dans le groupe placebo). Des analyses complémentaires ayant montré que ces effets se manifestaient plus souvent chez les patients présentant un profil génétique particulier, les résultats ont été réanalysés en excluant ce sous-groupe de malades. Cependant, même après ce retraitement statistique, les données montrent la persistance d’une proportion d’effets indésirables non négligeable : le risque de micro-hémorragies et d’œdèmes cérébraux apparaît multiplié respectivement par 6,8 et 1,9 chez les patients ayant reçu le médicament. Rappelons que les malades inclus dans les essais cliniques sont généralement très sélectionnés, et très bien suivis : qu’en sera-t-il quand ce produit sera administré plus largement ?
Au vu de ces résultats, nous craignons que la modification de la position de l’EMA ne soit avant tout la résultante d’un lobbying intense de la part des laboratoires et des associations de patients, dont certaines sont en partie financées par les industriels. Cette analyse en sous-groupe pose par ailleurs un problème méthodologique. Dans ce cas de figure, il aurait, en toute rigueur, fallu conduire un nouvel essai sur la population traitée pour valider les résultats sur ce seul ensemble de malades. Il ne s’agit pas là d’un excès de prudence, mais des pratiques recommandées pour valider la balance bénéfice-risque d’un produit, dans l’intérêt des patients aussi bien que pour leur sécurité.
Dans ces conditions, la SFPT suivra avec intérêt les décisions qui seront prises en France sur ce traitement. Une fois l’AMM européenne délivrée, chaque Etat-membre garde en effet la possibilité de décider ou non de rembourser un médicament, et le cas échéant d’en négocier le prix avec le laboratoire. En France, il reviendra à la Haute Autorité de Santé d’analyser le dossier du lecanemab, pour éclairer les pouvoirs publics. Son avis conditionnera le remboursement, puis les discussions tarifaires. La pression sur cette instance s’annonce donc forte. Rappelons que ce médicament nécessitera en outre une importante mobilisation du système de soins, puisque son administration en intraveineuse demande une hospitalisation de jour, et que les patients devront bénéficier d’un suivi par IRM. Pour toutes ces raisons, la SFPT tient à alerter sur les limites importantes de ce produit.
* Le Pr Dominique Deplanque est chef du service de pharmacologie médicale au Centre hospitalo-universitaire de Lille et professeur à l’université de Lille.
Le lecanemab est à la fois décevant et enthousiasmant. Décevant parce que c’est un médicament que nous allons donner à nos patients, s’il est remboursé en France, en leur disant que leur état va quand même continuer à s’aggraver. C’est un message compliqué à faire passer. Quand on est face à cette maladie, on souhaiterait pour le moins réussir à en bloquer l’évolution, voire à revenir en arrière. Malheureusement, aucun médicament ne donnera ce résultat-là. Quand les patients sont malades, c’est-à-dire que leurs lésions cérébrales commencent à donner des symptômes visibles, il est trop tard pour espérer retrouver les fonctions cognitives perdues. Même l’idée d’arrêter complètement la progression de la maladie paraît aujourd’hui une perspective inatteignable, car on a l’impression que quand le processus est en marche, il y a une sorte d’emballement qui semble aujourd’hui difficile à stopper.
Mais le point très positif avec ces nouveaux médicaments, c’est que l’état des patients s’aggrave moins vite que s’ils ne prenaient pas de traitement. Nous suivons leur score d’aggravation, et nous observons que les sujets traités arrivent à un score de sévérité donné en dix-huit mois, alors que les sujets non traités arrivent au même stade en douze mois. Il s’agit là d’un effet statistiquement significatif. A partir de là, si on fait une extrapolation, on peut espérer que les courbes continuent à s’écarter au fil du temps, mais cela n’a pas été démontré car nous n’avons pas, par définition, le recul suffisant.
Il y a donc bien une déception par rapport à l’objectif souhaité de retour en arrière, mais dire que le bénéfice constaté n’est pas "cliniquement pertinent" tient du parti pris. Nul ne sait aujourd’hui à quel niveau se situerait un tel effet : cela n’a pas encore été bien défini par la communauté scientifique. Se prononcer sur ce délai constaté de six mois, savoir s’il est pertinent ou non, reste une question de point de vue uniquement. Nous avions eu le même débat avec les médicaments symptomatiques utilisés contre la maladie d’Alzheimer, qui ont été déremboursés voilà quelques années sur des bases tout aussi discutables : quand les patients ont arrêté de prendre ces produits, les familles nous indiquaient que leur état semblait se dégrader plus vite.
Quoi qu’il en soit, l’effet statistique, lui, est bien présent, et il faut le mettre en balance avec les événements indésirables. Ceux-ci ne touchent que 10 % des patients, ils sont bien contrôlés, et des précautions vont être prises, avec notamment des IRM régulières. La prescription devra certainement être encadrée, surveillée, limitée à des médecins spécialistes, dans des centres experts. Il faudra aussi un registre des patients, c’est-à-dire une base de données permettant de suivre "dans la vraie vie" les bénéfices et les risques de ce médicament. Bien sûr, cela s’annonce lourd et coûteux pour un effet qui reste modeste. Dans ces conditions, pourquoi faut-il malgré tout s’engager dans cette voie ? Comme pour tout médicament qui apporte un progrès, nous nous devons d’accompagner celui-ci.
Nous ne pouvons ignorer qu’il s’agit là de la voie de l’avenir, et il serait inenvisageable que nos patients ne puissent pas en bénéficier. Nous ne pouvons pas rester sur le quai à regarder passer le train. C’est à nous de bien définir les indications, d’être vigilant sur les contre-indications, mais nous allons progresser. Comme pour tout médicament dans une maladie grave et sans traitement disponible, les progrès sont incrémentaux : nous commençons par gagner six mois, puis neuf mois, etc. Au fil du temps, nous allons mieux comprendre quels malades bénéficient le plus du traitement. Ce ralentissement de six mois dans la progression des symptômes n’est qu’une moyenne, certains répondent mieux, d’autres moins bien. Nous allons pouvoir rentrer dans une analyse plus fine qui permettra aussi, à l’avenir, d’alimenter les réflexions pour mettre au point des médicaments encore plus efficaces. Enfin, n’oublions pas qu’il reviendra toujours aux patients et à leur famille, après explications approfondies des soignants, d’accepter ou non le traitement. Il paraît important qu’ils puissent avoir le choix.
* Bruno Dubois est professeur de neurologie à Sorbonne Université, directeur de l’Institut de la mémoire et de la maladie d’Alzheimer (IM2A) à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris et lauréat du Lifetime Achievement Award Alzheimer’s Disease Therapeutic Research.