Taverne, gargote, rade, boui-boui, estaminet, limonadier… La langue française regorge de variations pour désigner le bistrot français. "Un endroit où chaque Français, dans toutes les classes sociales, a une histoire", souligne Alain Fontaine, chef restaurateur à Paris et président de l’association qui a déposé, vendredi 15 novembre, le dossier d’inscription des bistrots et cafés français au patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco. Il se donne quatre ans pour que l’institution internationale y grave dans le marbre les "pratiques sociales et culturelles dans les bistrots et cafés en France", après avoir déjà bataillé pour faire inscrire en juin ces établissements au patrimoine immatériel français. Un bien "unique au monde", plaide Alain Fontaine, également patron de l’Association française des maîtres restaurateurs.
L’enjeu est très important à l’heure où cet art de vivre à la française reste un vecteur de soft power extrêmement puissant dans le monde. L’association espère monter d’ici juin 2025 un premier dossier pour le ministère de la Culture, qui présentera à son tour les candidats de son choix à l’Unesco. Entretien.
L’Express : Après avoir été retoqué deux fois par le ministère de la Culture, vous avez obtenu gain de cause pour faire entrer les bistrots et cafés au patrimoine immatériel français. A quoi cela est dû ?
Alain Fontaine : Ce classement va mettre un coup de projecteur sur nos bistrots. Cela va aussi nous permettre d’alerter les pouvoirs publics sur ce bien précieux dans leur village, dans leur quartier, pour éviter qu’ils ferment et pour mettre en place des mesures de sauvegarde, ainsi que pour favoriser la reprise de ces lieux de vie et de convivialité. J’espère aussi que cela va pousser l’Education nationale à mettre en place une mention complémentaire "bistrots et cafés", incluant les buralistes et les PMU, au sein des centres de formation d’apprentis et des lycées hôteliers. L’idée est également de créer, avec le concours de la ministre de la Culture Rachida Dati, avec qui je dois échanger ce lundi 25 novembre, une journée des bistrots et cafés en France.
Quelle est la définition d’un bistrot ou d’un café à la française ?
On a tous une histoire d’amitié, d’amour, un souvenir familial dans un bistrot… Pour reprendre deux titres de films d’un acteur que j’aime beaucoup – Jean-Pierre Bacri –, c’est le sens de la fête et le goût des autres. Ce sont des endroits de culture, d’inspiration pour les peintres, les chanteurs, les sculpteurs, les écrivains et les cinéastes… Je pense aux films de Claude Sautet, entre autres. Ce sont des lieux transgénérationnels. Vous avez des étudiants qui ont des problèmes de logement et qui ont parfois besoin d’une "pièce supplémentaire" pour travailler. Certains viennent juste pour voir des gens, échanger ou lire. C’est aussi la petite lumière à 6 heures ou 7 heures du matin pour le SDF qui a passé la nuit dans la rue. Le bistrot, c’est un lieu de rupture du quotidien, de la solitude. Les gens s’y retrouvent parce qu’ils savent que là, ils vont retrouver de la chaleur humaine. Il y a un accueil très fort et il n’y a pas d’anonymes dans un bistrot ou un café. Vous rentrez, vous n’êtes personne, vous partez, vous avez été quelqu’un pendant quelques heures. C’est un catalyseur de sociabilité.
Comme Laurent Bihl l’explique dans son livre Une histoire populaire des bistrots (Nouveau Monde éditions, 2023), vous partagez le constat que ce sont des lieux hautement politiques ?
Les exemples de femmes et d’hommes politiques qui ont démarré leurs campagnes électorales dans ces endroits sont nombreux. Cela fait toujours bien de s’accouder au comptoir avec les commerçants. Du temps de Balzac (1799-1850), on parlait de "cabarets". Il y avait le "cabaret à dormir" – c’était l’auberge –, le "cabaret à manger", une sorte de restaurant, et le "cabaret à boire". Il le dit très justement, dans un de ses livres : les cabarets sont "le Parlement du peuple". Napoléon III est bien conscient de leur côté subversif et va les faire surveiller par la préfecture, qui a encore autorité jusqu’à aujourd’hui, car il estime déjà que ce sont des endroits de complots, d’espionnage… Ce sont aussi des lieux historiques où des déserteurs trouvaient refuge pendant la Première Guerre mondiale et des résistants pendant la seconde.
Vous dites que le bistrot est en péril. Aujourd’hui, y a-t-il un vrai risque qu’il disparaisse ?
Il est en voie de disparition. Quelques chiffres : 500 000 bistrots en 1900, 400 000 en 1945, 200 000 en 1960, 92 000 en 1987, et aujourd’hui moins de 40 000… Tout cela en comptant les buralistes et les PMU ! De nos jours, il existe des systèmes de consommation, des concepts nouveaux qui concurrencent cet art de vivre. Je pense aux coffee shops ou aux fast-foods. Des endroits où je ne suis pas certain que l’on partage tout ce que je vous ai décrit. Certains maires ont d’ailleurs pris des arrêtés pour les interdire. Lors de l’épidémie de Covid, on s’est rendu compte que lorsque notre bistrot était fermé, c’était le "sourire" de la rue qui manquait.
L’accès aux services publics remonte souvent dans les griefs des Français contre l’Etat. Le café ne pallie-t-il pas justement ces manquements ?
Bien sûr, les bistrots et les cafés sont aussi des dépôts de pain, ils offrent l’accès à des produits de première nécessité, des dépôts de recommandés ou de colis, des distributeurs d’argent… Ils se sont substitués en partie aux services de la poste. On parle beaucoup des déserts médicaux, mais les déserts de sociabilité sont très importants dans les campagnes. Lorsque vous descendez de chez vous à Paris ou à Lyon, vous tombez toujours sur un bistrot. Pas forcément en province.
Ce classement à l’Unesco entre-t-il en partie dans cette sacralisation du bistrot comme faisant partie du paysage touristique culturel français ?
Ne soyons ni arrogants ni prétentieux, mais c’est unique au monde ! Je fais totalement le rapprochement entre les bistrots et notre devise : liberté-égalité-fraternité. L’idée c’est de dire à quel point cet art du vivre ensemble en France est particulier. Il faut que le monde entier se dise qu’il y a un modèle de convivialité et de sociabilité qui existe ici. Quand les étrangers viennent à Paris, il serait bon de leur dire : vous pouvez visiter le Louvre, mais il y a aussi ce patrimoine vivant qui existe. Le seul mode de consommation qui se rapproche des bistrots et des cafés à l’étranger, ce serait le pub, notamment celui d’Irlande, qui lui aussi souffre actuellement. Mais à la différence de la Bonne Mère à Marseille, des climats de Bourgogne [NDLR : parcelles de vignes] ou des vignobles de Champagne qui sont des inscriptions matérielles et qui resteront pour l’éternité, les cafés et bistrots sont des patrimoines vivants. Le café français, c’est aussi important que le Louvre, le Mont-Saint-Michel ou Notre-Dame !
On a toujours dit que le Français était un amoureux de ses bistrots. Mais l’inflation a modifié les comportements. Le baromètre Edenred de 2024 affirme que plus de 9 Français sur 10 anticipent une réduction de leurs dépenses dans les restaurants. Dans le futur, la clientèle internationale sera-t-elle la meilleure ambassadrice de l’art de vivre à la française ?
Lorsque nous avons lancé l’association en 2018, j’ai fait une conférence de presse dans mon restaurant et j’ai vu débarquer des Américains, des Anglais, des Allemands, des Australiens, et même des Indiens… C’est la preuve que le bistrot reste l’une de nos références à l’international. Lorsque Notre-Dame de Paris a brûlé ou lorsque le château de Versailles a été touché par la tempête de 1999, les fonds américains sont arrivés très vite. Ce qui montre que parfois, c’est vrai, les étrangers valorisent mieux que nous ce que représente la France. Voyez aussi le succès dans le monde entier d’Emily in Paris ! Donc je crois effectivement que les étrangers ont un rôle fondamental pour sauvegarder ce patrimoine.
Le classement à l’Unesco ne va-t-il pas aussi valoriser le travail des agriculteurs, alors que les mobilisations se multiplient dans la profession ?
Bien sûr dans les cafés, vous valorisez l’indépendant qui met en avant effectivement l’agriculture. Les patrons sont les premiers locavores et se servent autour d’eux auprès de leurs amis agriculteurs avec qui ils ont été à l’école, ou joué au football ou au rugby. Le bistrot appartient effectivement à une sorte de filière assez transparente de la fourche à l’assiette du client.
Et pourtant, Stéphane Manigold, l’un de vos confrères restaurateur, dénonçait récemment l’explosion de "restaurants micro-ondes qui servent des produits tout faits en 30 secondes en disant qu’ils sont faits maison"…
Je sais qu’il y a parfois des Français ou des étrangers qui sortent déçus de l’endroit où ils ont mangé. Mais il faut bien comprendre que la malbouffe, on la trouve davantage dans les fast-foods ou dans certains établissements qui privilégient le profit à la qualité, plutôt que dans les bistrots et les cafés. Là, on retrouve une tradition de cuisine familiale, parce que ce sont d’abord les cantines des ouvriers. Il y a l’idée du "fait maison" parce qu’il fallait que cela ne soit pas cher, donc fait sur place. Le bœuf bourguignon, le pot-au-feu, l’andouillette, la blanquette de veau, les produits tripiers, la soupe à l’oignon, l’œuf mayonnaise…
Mais effectivement, il faudrait vraiment accélérer sur le fait maison. Malheureusement, certaines chaînes de restauration ou d’hôtels ont fait pression sur les organisations professionnelles pour que la mention "non fait maison", telle que l’avait pensée Olivia Grégoire, la ministre déléguée aux PME et au Commerce entre 2022 et 2024, soit retiré en 2024.
La France ne s’est-elle pas tout de même endormie sur ses lauriers pendant trop longtemps ?
On a trop voulu que la gastronomie française soit la première sur le podium et on l’a crié, en employant la méthode Coué. Cela dit, elle reste l’une des plus riches du monde et la plus diverse. Pourquoi ? Outre notre terroir exceptionnel, nous avons très vite, à l’inverse d’autres pays, formalisé, codifié la cuisine et les recettes avec Rabelais, Brillat-Savarin et Escoffier. Nous avons ensuite absorbé des cuisines étrangères, nombreuses, ce qui nous a permis de faire évoluer nos recettes. En revanche, pour faire connaître la cuisine française, on a envoyé beaucoup de grands chefs dans le monde entier et il y a eu une déperdition de compétences. Je vais faire une démonstration footballistique. Si on envoie Kylian Mbappé jouer à Tokyo ou aux Etats-Unis, non seulement on envoie notre meilleur joueur mais en plus, certains vont croire que ce qu’il voit reflète la réalité du foot français. Or, c’est un miroir déformant. Quand un grand chef français est installé depuis très longtemps dans un pays, ces étrangers en viennent à penser que la gastronomie française est la même que ce qu’ils ont sur place et certains peuvent être déçus.
Nous n’avons pas à revendiquer une première place dans quoi que ce soit. Nous n’avons pas à revendiquer notre supériorité. Nous avons juste à exister. Est-ce que la gastronomie était en danger quand le repas des Français a été inscrit à l’Unesco en 2010 ? Non ! Est-ce que la baguette était en danger quand elle a été inscrite à l’Unesco en 2022 ? Non ! Il s’agit juste d’un art de vivre qu’il faut sauvegarder.