Les conversations se sont tues, les téléphones portables ont été placés sur le mode silencieux. Au coeur du palais de justice de Paris, l’excitation d’une trentaine de lycéens, ravis de découvrir la grandeur du lieu et de se prendre en selfie devant les bâtiments, s’est transformée en une concentration studieuse à l’entrée de l’immense cour d’assises spéciale où sont notamment jugées les affaires de terrorisme. En cet après-midi du mardi 19 novembre, ces élèves de terminale sont bien conscients de l’enjeu : ils assistent, avec leur professeure d’histoire-géographie et l’Association française des victimes de terrorisme (AFVT), à la troisième semaine d’audiences dans le cadre du procès de l’assassinat de Samuel Paty. À l’entrée du président de la Cour, Franck Zientara, les étudiants se lèvent simultanément, cahier en main, prêts à prendre des notes. La plupart n’ont jamais mis les pieds dans une cour d’assises, et encore moins assisté à un procès pour terrorisme. "On sait que ça va faire bizarre de voir les accusés à quelques mètres de nous. Ça fait un peu froid dans le dos", confie Delia, 17 ans, quelques secondes avant le début de l’audience.
Lorsque Samuel Paty a été décapité à la sortie de son collège de Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre 2020, pour avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet, Delia avait 13 ans. Elle-même était scolarisée en classe de quatrième, dans un collège de région parisienne situé à quelques dizaines de kilomètres de celui du Bois d’Aulne, où exerçait le professeur d’histoire-géographie. "Des adolescents de notre âge étaient impliqués, pas loin de chez nous… Ça nous avait tous beaucoup choqués", se souvient l’adolescente, qui se remémore la minute de silence organisée en hommage au professeur, les débats en classe sur les caricatures et la liberté d’expression, ou les "quelques reportages" vus à l’époque à la télévision. "Mais les détails de l’affaire, l’enchaînement des événements, les peines encourues par les complices présumés, la manière dont fonctionne un procès… Je n’en avais aucune idée avant de travailler dessus cette année", souffle la jeune fille, qui se destine à une carrière "dans le droit".
Alors que l’audience débute, elle scrute la cour, observe les avocats de la défense, ceux des parties civiles, tente de reconnaître des visages dans le box des accusés. Ces derniers ne lui sont pas inconnus : avant le procès, Delia et ses camarades ont réalisé un trombinoscope des huit personnes suspectées d’être impliquées dans le meurtre de Samuel Paty, écouté les huit épisodes d’un podcast de France Inter sur le sujet, lu des articles de presse, visionné des vidéos explicatives… "On a beaucoup de détails très choquants en tête. Mais on a aussi la chance d’assister à ce procès, d’en connaître les enjeux, et d’observer en direct la justice faire son travail", estime son amie Lina.
Comme 34 de leurs camarades de l’option "Droit et grands enjeux du monde contemporain", Delia et Lina travaillent depuis plusieurs semaines sur "l’affaire Paty". En collaboration avec l’AFVT, leur professeure d’histoire-géographie Sophie Davieau a mis en place le projet "Procès Paty : les classes en audience", dont l’objectif final est d’écrire collectivement un compte rendu de l’intégralité du procès, basé sur la présence des élèves à la cour d’assises, des articles de presse, des podcasts, des live tweets ou des rencontres avec différents professionnels du droit. La veille, l’avocat Antoine Casubulo Ferro, conseil des collègues de Samuel Paty - qui se sont portés partie civile au procès -, est ainsi venu rencontrer les terminales directement dans leur classe, dans un lycée de Courbevoie.
"Mon travail, ce sera de montrer que les professeurs du collège du Bois d’Aulne, où enseignait Samuel Paty, sont aussi des victimes directes et indirectes de l’attentat. Comment continuer à enseigner après ça ? Comment retourner en classe quand votre ami s’est fait décapiter ? Que certains élèves l’ont dénoncé au terroriste ? Le préjudice moral est immense", martelait alors l’avocat devant une classe pleine à craquer. Sa présence au coeur du projet est précieuse pour Sophie Davieau : avec pédagogie, Me Casubulo Ferro explique aux lycéens l’importante nuance entre les accusations "d’association de malfaiteurs terroristes", et de "complicité d’assassinat terroriste", les peines encourues par les accusés, l’importance des termes utilisés lors des expertises et des plaidoiries.
Une main hésitante se lève. "Est-ce que vous êtes frustré des peines que risquent les accusés ?", demande un élève. "Non, puisqu’ils risquent la peine maximale", répond l’avocat du tac au tac. Même assurance sur le sujet de la "prison à vie", que le conseil détourne en indiquant "être pour l’individualisation des peines", ou sur la vocation d’avocat, résumée par un rapide : "C’était un rêve de gosse". "Et est-ce que vous avez déjà eu peur ?", interroge un autre lycéen après un court silence. Blanc dans la salle. Me Casubulo Ferro se veut honnête. "Parfois oui, même si c’est rare. Après ce qui est arrivé à Samuel Paty, quand j’allais parler de l’affaire sur un plateau de télévision, il m’arrivait de regarder derrière moi en rentrant à la maison", lâche-t-il.
À l’audience, le lendemain, les élèves écoutent avec une attention toute particulière les résumés des experts psychiatres concernant les personnalités de Naïm Boudaoud et Azim Epsirkhanov. Ces deux amis d’Abdoullakh Anzorov sont accusés de complicité d’assassinat terroriste pour l’avoir aidé à acheter le couteau qui a servi à décapiter Samuel Paty et pour l’avoir déposé sur les lieux du crime. "C’est important de connaître leur passé, de suivre les événements de leur vie qui ont pu mener à ça, et de comprendre comment et pourquoi ils peuvent être jugés responsables de cet acte devant un tribunal, quatre ans plus tard", estime Maya au terme de près de quatre heures d’audience. Cette lycéenne reste particulièrement marquée par l’enchaînement des faits. "C’est juste douloureux de se dire que Samuel Paty a été assassiné comme ça, pour ça", résume-t-elle avec simplicité.
Avec ses copines de classe, Maya confie avoir débattu de nombreuses fois du sujet des caricatures - une thématique qui ne serait jamais arrivée au coeur de leurs discussions adolescentes "sans le travail fait avec Mme Davieau". "On est toutes d’accord sur le fait que certains dessins peuvent ne pas nous plaire, mais qu’il faut faire avec, parce que c’est la liberté d’expression", lâche-t-elle en haussant les épaules. "Si ça arrivait dans mon lycée, et que j’entendais un élève commencer à diffuser des mensonges sur un cours ou monter les élèves contre un prof à cause d’une caricature, je réagirais. Je lui dirais de faire attention à ce qu’il dit, et surtout à qui il le dit", assure la lycéenne.
Même bilan pour Delia, qui indique avoir "changé d’avis" sur le sujet des caricatures religieuses. "J’avoue qu’au début, je trouvais que c’était un peu humiliant et offensant. Maintenant, j’ai compris que pas du tout. Que c’était la liberté d’expression, et qu’il ne fallait pas le prendre personnellement", explique l’élève de confession musulmane. Autour d’elle, l’adolescente ouvre le débat avec des amis ou sa famille : "Mon cousin entre en quatrième et va étudier le sujet des caricatures. Je lui ai expliqué que si on lui montrait des images de notre religion, il ne fallait pas mal le prendre, et il a compris".
Une petite victoire pour Sophie Davieau, ravie de former ce qu’elle appelle "des veilleurs" ou "des vigilants". "Évidemment, ce procès a une dimension toute particulière en tant qu’enseignante. En l’étudiant, on évoque aussi les questions de liberté d’expression, de laïcité, de caricature, de blasphème, qui peuvent être compliquées dans certaines classes", souligne la professeure, également référente laïcité au sein de l’établissement. Dans les prochaines semaines, sept autres classes assisteront ainsi à des demi-journées d’audience au palais de justice de Paris avec l’enseignante et l’AFVT. "Je n’ai pas encore eu le retour d’expérience de mes élèves, mais je n’ai aucun doute sur le fait que ça les marquera. Et si je réussis à transmettre avec patience et nuance sur ces sujets, c’est gagné", conclut l’enseignante.