De toutes les surprises qui ont émaillé cette folle nuit électorale, il faut en retenir deux. D'abord, le fait que Donald Trump ait obtenu le vote populaire - une première pour un républicain depuis George W. Bush, il y a vingt ans. Et, ensuite, le score réalisé par Donald Trump dans des franges de l’électorat jusqu’alors considérées comme la chasse gardée des démocrates.
"Donald Trump a fait d’énormes progrès auprès des électeurs noirs et latinos, en particulier chez ceux de la classe ouvrière, confirme Julian Zelizer, professeur d’histoire politique à l’université de Princeton. Cette croissance élargit un peu plus la coalition MAGA (Make America Great Again) et pourrait même continuer à se développer à l’avenir." Le milliardaire s’en est d'ailleurs auto-congratulé. "Personne n’a jamais rien vu de tel, a-t-il lancé dès le soir de sa victoire. Syndiqués ou non, Afro-américains, Hispano-américains, Asiatiques, Arabes, Musulmans, tout le monde était là, c’était magnifique." S’il n’a, en réalité, pas obtenu la majorité des votes auprès de toutes les minorités, le républicain peut toutefois se targuer d’avoir largement amélioré sa cote depuis la précédente élection.
Selon des sondages de sortie des urnes, Donald Trump a ainsi doublé son score chez les hommes afro-américains en décrochant 24 % de leurs voix au niveau national, contre 12 % en 2020. Dans l’Etat-clé du Wisconsin - perdu par Kamala Harris mais gagné par Joe Biden en 2020 -, le candidat républicain a progressé de 14 points au sein de cette catégorie pour atteindre 22 %. Les mises en garde faites par certains caciques démocrates n’auront pas suffi à changer la donne. Lors d’un meeting en Pennsylvanie le 10 octobre, Barack Obama avait ainsi reproché aux hommes noirs de trouver "toutes sortes de raisons et d’excuses" pour ne pas soutenir l’élection d’une femme à la présidence. Dans ce même Etat, Donald Trump a finalement attiré 26 % de leurs votes moins d’un mois plus tard.
Ce n’est pas sa seule percée dans le giron démocrate. Chez les électeurs latinos, le score du milliardaire a été encore plus impressionnant. L’ex-président est ainsi parvenu à rassembler 47 % des hommes de ce groupe derrière sa candidature, contre 38 % en 2020. "La campagne de Donald Trump a été en mesure d’attirer suffisamment d’électeurs traditionnellement démocrates pour faire la différence dans pratiquement tous les Etats-clés, observe Filippo Trevisan, professeur de communication publique à l’American University de Washington. Ce résultat nous montre la difficulté qu’a eue le parti démocrate à se connecter avec certaines minorités et à apporter de réels changements dans leur vie." De fait, l’économie s’est imposée au fil de la campagne comme la principale préoccupation des électeurs américains.
D’après un sondage Gallup publié en octobre, celle-ci se classait en tête des 22 préoccupations qui, d’après les électeurs, influenceraient le plus leur choix pour la présidence, en étant considérée comme "extrêmement importante" par 52 % des votants. Un facteur qui a fortement favorisé le républicain dans la mesure où, toujours selon Gallup, 54 % des électeurs le considéraient comme davantage capable de gérer l’économie que Kamala Harris (45 %). En cause : l’inflation, dont le taux a atteint un pic de 9,1 % en 2022 et a durablement terni l’image de l’administration en place. "Il serait erroné de croire que les enjeux identitaires n’ont pas d’importance pour les membres des minorités, mais cela ne veut pas dire que c’est la seule chose qui compte pour elles, reprend Filippo Trevisan. Réussir à payer ses factures et faire en sorte que le travail paie semblent être devenus le problème le plus urgent pour de nombreuses personnes."
A l’inverse du "rapport d’autopsie" réalisé par les républicains après la défaite de Mitt Romney en 2012, qui appelait le parti à adopter un ton plus doux sur l’immigration et à davantage d’inclusion à l’égard des minorités, Donald Trump a réussi le tour de force d’accroître son soutien auprès d’elles malgré ses nombreuses saillies racistes - comme celles sur les "pays de merde", le "Muslim Ban" ou, plus récemment, les migrants haïtiens qui "mangeraient les animaux de compagnies" des Américains. "Des stratèges d’extrême droite comme Steve Bannon ont soutenu qu’un 'nationalisme inclusif' fondé sur un populisme du style 'America first' pourrait plaire à certaines personnes de couleur", souligne dans une récente étude Daniel Martinez HoSang, professeur d’études américaines à Yale. Les résultats de Donald Trump lors de la dernière élection semblent leur donner raison.
En juin, une enquête publiée par le Pew Research Center, à l’époque où Joe Biden était encore le candidat démocrate, avait montré une tendance des électeurs afro-américains, et dans une moindre mesure hispaniques, à se montrer plus conservateurs sur le plan des valeurs que d’autres groupes. Environ un tiers des électeurs noirs qui soutenaient Joe Biden, et 15 % des latinos, avaient ainsi affirmé que le gouvernement devrait soutenir les valeurs religieuses, contre seulement 7 % chez les blancs. De même, 53 % des Afro-américains s’identifiant comme démocrates et 28 % des hispaniques estimaient que la "croyance en Dieu" était nécessaire à la moralité, contre 8 % pour les blancs. Sur la question du genre, près de deux tiers des électeurs noirs de Joe Biden (64 %) et 46 % des latinos affirmaient par ailleurs qu’il était déterminé par le sexe assigné à la naissance, contre 32 % au sein des sympathisants blancs de l’actuel locataire de la Maison-Blanche.
Au-delà du vote des minorités, Donald Trump a aussi réalisé un score plus qu’honorable dans la catégorie des jeunes électeurs - de 18 à 29 ans - en récoltant 46 % des voix, contre 36 % quatre ans plus tôt. Là encore, une perte sèche pour les démocrates dont ils constituent habituellement l’un des bastions électoraux. "Il y a une frustration de la jeunesse à l’égard du système politique qui a souvent échoué à produire des résultats, et Donald Trump a su la séduire en apparaissant comme un candidat anti-establishment et anti-institution, jauge Julian Zelizer. Ironiquement, la candidate dont l’identité reflétait le changement le plus radical a échoué face à un homme blanc et plus âgé."
Au terme de cette élection perdue se pose maintenant la question de l’après pour les stratèges démocrates. "Depuis la campagne d’Obama en 2008, le parti démocrate s’était attaché à investir dans une politique identitaire visant à s’assurer que toutes les minorités se sentent représentées en son sein, pointe Filippo Trevisan. Mais la question de l’emploi et d’un avenir qui peut fonctionner pour tous - qui ont été davantage mises de côté - sont deux problématiques auxquelles les démocrates vont devoir très sérieusement réfléchir." Au risque de faire face à une nouvelle déconvenue lors des mid-terms de 2026.