L’environnement n’est sans doute pas un « objet » épistémologique comme un autre. On ne voit pas bien, en effet, quelle discipline pourrait être écartée a priori de son étude, à plus forte raison depuis que l’humanité est devenue une force géologique à part entière entraînant des modifications qui affectent l’existence des hommes et des femmes sur la planète entière. Il s’ensuit logiquement que toute démarche de connaissance de l’environnement exige la coopération entre disciplines et une articulation des savoirs, conduisant à des réorganisations partielles des champs théoriques en présence. En matière d’écologie, l’interdisciplinarité est de règle !
Interdisciplinarité multiple et complexe, en vérité, car elle engage diverses relations entre les différentes sciences humaines et sociales, puis entre les différentes sciences de la nature, et enfin entre les premières et les secondes. Pour y voir plus clair, on pourrait parler d’interdisciplinarité de proximité (ou intrasectorielle) et d’une interdisciplinarité élargie (ou intersectorielle) – la seconde se révélant plus décisive que la première, car, si l’on admet que la dichotomie entre l’homme et la nature a pour corrélat la dichotomie entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales, alors la possibilité même d’une collaboration intersectorielle a pour effet de brouiller les frontières trop rapidement tracées.
On ne s’étonnera donc pas, dans ces conditions, d’observer depuis quelques décennies une importante spécialisation des enjeux écologiques et environnementaux dans la quasi-totalité des disciplines des sciences sociales et humaines, laquelle a donné lieu à de très nombreuses publications en sciences économiques, en littérature, en anthropologie, en ethnologie, en sociologie, etc. C’est dans la perspective de cette dernière discipline que s’inscrit l’ouvrage très bien documenté et tout à fait passionnant de Yoann Demoli et René Llored, qui offre le premier manuel en langue française du courant méconnu de la sociologie de l’environnement, prenant place aux côtés des readers et autres handbooks consacrés au même sujet, déjà bien présents dans le monde anglo-saxon.
Une sociologie de la sociologie de l’environnement
L’ouvrage propose un plan en six chapitres, les trois premiers constituant à maints égards, comme le disent les auteurs, une « sociologie de la sociologie de l’environnement », et les trois suivants relevant de questions classiques de la sociologie de l’environnement : inégalités, mouvements sociaux et politiques, action publique.
Le premier chapitre s’articule autour d’une question : comment les problèmes environnementaux sont-ils devenus des problèmes sociologiques dans le dernier tiers du XXe siècle ? S’il va de soi que les questions environnementales ont toujours accompagné l’histoire des sociétés humaines, dans la mesure où les processus naturels (cataclysmes d’hier ou catastrophes d’aujourd’hui) n’ont jamais cessé d’ébranler les dynamiques sociales et culturelles, la question se pose néanmoins de savoir comment la sociologie en est venue à s’emparer explicitement, et avec quels types d’outils, des problématiques environnementales dans les années 1960-1970.
Comme le montrent Yoann Demoli et René Llored, trois perspectives ont été adoptées pour y parvenir. La première s’est intéressée à la façon dont un phénomène perçu comme problématique et menaçant, ressenti comme inquiétant ou injuste, est devenu un problème social, défini en tant que problème public pouvant faire l’objet de politiques publiques. La seconde perspective a conduit la sociologie à porter son regard sur les opinions et les attitudes afin de s’interroger sur les conditions de formation d’une conscience sociale environnementale. Enfin, la troisième a concerné l’action publique en matière environnementale, ses contours, ses objectifs et ses moyens, mais aussi les débats et les conflits qu’elle suscite.
Le second chapitre est consacré à la fondation de la sociologie de l’environnement, sous ses aspects méthodologiques, théoriques et épistémologiques. La prise en compte des problématiques environnementales appelle-t-elle un nouveau paradigme environnemental en sociologie, comme l’ont pensé Riley Dunlap et William Catton aux États-Unis à la fin des années 1970, ou bien un élargissement du type d’enquêtes traditionnellement conduites en sociologie ? Les problématiques qui structurent le champ de la connaissance sociologique depuis l’époque des fondateurs sont-elles devenues obsolètes, du fait de leur incapacité à dépasser la thèse de l’exceptionnalisme humain, ou bien doivent-elles être plutôt prolongées, enrichies et approfondies par l’analyse des questions environnementales ?
L’un des intérêts du livre de Yoann Demoli et René Llored est qu’il fait bien plus que présenter les textes de ce débat – toujours en cours – en explicitant quels en sont les enjeux, pour prendre lui-même position. Tel est l’objectif du troisième chapitre, qui vise à réconcilier les Anciens et les Modernes. Comme le démontrent brillamment les deux auteurs, loin d’être aveugles face à la nature, les fondateurs, tout comme les « contemporains classiques », nous permettent de penser sociologiquement l’environnement. De Marx à Polanyi, en passant par les durkheimiens, les fondateurs de la sociologie ont nourri une riche réflexion sur la modernité, qui fait écho à la notion de Capitalocène ou à celle de Grande Transformation. Quant aux contemporains, que l’environnement ait été un objet central de leur réflexion, comme c’est le cas de Bruno Latour ou d’Ulrich Beck, ou qu’il n’ait été qu’un objet collatéral voire absent, comme c’est le cas d’Anthony Giddens et de Pierre Bourdieu, ont formé des cadres analytiques dont nos deux auteurs s’emploient à montrer toute la pertinence pour penser nombre des enjeux environnementaux.
Les questions classiques de la sociologie de l’environnement
Les trois chapitres suivants embrassent les problématiques classiques des travaux de sociologie de l’environnement. Le chapitre 4 cherche à débusquer les différentes formes d’inégalités à l’égard de l’environnement. En distinguant parmi elles cinq formes – notamment l’inégalité d’accès aux ressources naturelles, l’inégalité des contributions aux externalités environnementales et l’inégalité d’exposition aux externalités environnementales – le chapitre décrit la façon dont ces inégalités ont été mise au jour, comment elles s’actualisent et comment elles s’articulent. Le travail des sociologues a consisté à montrer que, loin d’être égaux devant la nature, les hommes y sont différemment sensibles, qu’ils y accèdent de façon variée, qu’ils contribuent à sa dégradation de manière inégale, qu’ils soient soumis non aléatoirement aux dégâts produits sur elle et qu’ils participent de façon non équitable à la construction des problèmes ainsi créés.
Le chapitre 5 met au centre de son attention deux acteurs fondamentaux de la construction sociale des problèmes environnementaux : les mouvements sociaux et l’écologie politique. La lecture de ce chapitre nous apprend de quelle manière l’histoire de l’environnementalisme se confond dans une large mesure avec l’essor des mouvements sociaux atypiques, qui sont parvenus, entre le début du XIXe siècle et la fin du XXe siècle, à politiser, à institutionnaliser et professionnaliser les questions environnementales. Ce sont ces mêmes mouvements sociaux qui se sont articulés à une écologie politique qui s’est déployée en différents registres discursifs dont les auteurs proposent une typologie intéressante, allant de l’écologie scientifique (Rachel Carson, Barry Commoner, etc.) à la critique du pouvoir politique (Cornelius Castoriadis, René Dumont, etc.) en passant par la critique des techniques (Ivan Illich, Lewis Mumford, Jacques Ellul, etc.).
Le dernier chapitre traite de l’action publique environnementale, en cherchant à dessiner le champ des politiques environnementales. Pour y parvenir, il identifie d’abord les tendances de fond de l’action publique environnementale (institutionnalisation, européanisation, internationalisation) pour évoquer ensuite d’autres acteurs, tels que les « entrepreneurs de morale » que peuvent constituer les ONG. Il propose enfin une sociologie politique de l’action publique environnementale attentive aux conditions de sa construction et aux effets sociaux de son déploiement.
L’enquête s’achève par une riche bibliographie de près de quarante pages, qui atteste de la richesse exceptionnelle de ce domaine de recherche encore peu connu en France, et qui impose le manuel de Yoann Demoli et René Llored comme l’ouvrage de référence sur ce sujet.