C’est une mise en garde que peu d’observateurs auraient pu prédire : ce week-end, Patrick Pouyanné vient en effet de conseiller à Donald Trump de davantage réglementer le secteur pétrolier s’il est élu président mardi. Venant du patron de la troisième supermajor, cette demande peut paraître incongrue. Mais alors, le directeur général de Total Energies aurait-il perdu la tête ? Allons un peu plus loin et intéressons-nous aux enjeux de réglementation climatique entre, d’un côté, la doctrine MAGA (Make America Great Again) de Donald Trump et, de l’autre, les rêves de croissance verte de Mario Draghi.
Un bref rappel des faits s’impose : dans une interview au Financial Times publiée samedi 2 novembre, Patrick Pouyanné, directeur général de Total Energies, estime que si le candidat Républicain est élu, celui-ci ne doit en aucun cas toucher aux réglementations actuelles visant à diminuer les émissions de gaz à effet de serre (GES) aux Etats-Unis. Il ne doit pas non plus entraver les démarches de l’EPA (l’agence de protection environnementale américaine) ni même arrêter l’IRA (Inflation Reduction Act) alors même que celle-ci subventionne massivement les pétroliers américains au détriment des européens. A première vue, une telle prise de position peut sembler paradoxale. En fait, elle s’explique par deux raisons principales.
En premier lieu, Patrick Pouyanné s’adresse à un dirigeant américain alors que Total Energies reste, malgré les récentes controverses, un acteur européen. Comme tout énergéticien européen, Total Energies est donc confronté aux directives européennes, particulièrement exigeantes en termes climatiques. A titre d’exemple, la CSRD (Corporate Social Responsibility Disclosure) exige que, dès le 1er janvier 2025, Total Energies mesure plusieurs centaines d’indicateurs environnementaux afin de les diminuer, à court-terme, pour arriver à la neutralité carbone. Ajoutez à cela la Taxonomie verte européenne et vous pouvez affirmer que Total Energies ne peut guère tricher sur sa stratégie de décarbonation. Pourtant, chaque année, l’Assemblée générale de Total Energies ressemble davantage à un happening de militants écologistes qu’à une réunion de petits porteurs à la retraite. L’idée de Pouyanné est donc, avant tout, de demander aux Américains de s’imposer les mêmes efforts de réduction de GES que ceux que nous nous fixons en Europe.
Hélas, nous resterions sur l’écume des choses si nous nous en tenions à cette explication de compétitivité américano-européenne ! La demande de Patrick Pouyanné s’adresse en effet à Donald Trump, non à sa concurrente. De quoi a donc peur le directeur général de Total Energies ? D’un arrêt massif des investissements américains en faveur d’une énergie décarbonée durant quatre ans, que l’on devrait alors compenser par un rattrapage, sur la mandature suivante. Le NGFS (Network for Greening the Financial System), vaste réseau coordonnant l’action des banques centrales sur les questions climatiques, appelle cela un scénario « désordonné » : reculer quatre ans pour mieux sauter ensuite, cela a un coût. Et ni Total Energies ni ExxonMobil ne peuvent se le permettre.
De nombreuses recherches ont traité ce point. La plus célèbre, publiée en 2018 par les universitaires Stefano Ramelli et Alexander Wagner, arrive à deux conclusions. La première, c’est que l’élection de Trump fin 2016 et la nomination de son proche collaborateur Scott Pruitt à la tête de l’EPA ont tiré les cours des pétroliers à la hausse sur les marchés américains. En cela, rien de bien novateur. En revanche, les entreprises ayant des plans de décarbonation ont vu, dès janvier 2017, leur cours de bourse augmenter. Ce phénomène était accentué si l’on regardait les marchés de taux : plus les obligations des entreprises vertueuses étaient élevées, plus les taux étaient faibles. Les auteurs en arrivent à la conclusion que les attentes futures des consommateurs et des électeurs, sensibilisés à la question climatique, agissent comme un effet boomerang et risquent de déstabiliser à moyen terme tout l’écosystème des énergéticiens si aucune mesure n’est prise dans les prochains mois.
Dès lors, comment penser une stratégie occidentale de compétitivité industrielle – et énergétique – alignée sur une décroissance de nos émissions de GES ? Du côté européen, il est clair que le récent rapport Draghi (The future of European competitiveness), publié en septembre, est un condensé de bonnes idées technocratiques difficilement applicables à la réalité. Du côté américain, l’IRA présente un coût exorbitant pour des résultats mitigés (le Brookings Institute le considère cinq fois plus coûteux qu’une taxe carbone). En somme, tout concourt à ce que les uns édictent des lois, empilent des réglementations et définissent de nouvelles normes tandis que d’autres changent radicalement de braquet tous les quatre ans ; que les uns noient leurs entreprises sous la contrainte, tandis que les autres leur demandent de se réinventer à chaque mandat présidentiel.