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1177 av. J.-C. : autopsie d’un effondrement civilisationnel

Que s’est-il réellement passé trois mille ans en arrière, dans les premiers siècles de « l’âge du fer », en Méditerranée orientale ? C’est à cette épineuse question que le professeur d’anthropologie américain Eric H. Cline tente d’apporter d’hypothétiques débuts de réponse dans son dernier livre La survie des civilisations. Après 1177 av. J.-C. La fin de « l’âge de bronze » fut en effet marquée par un réchauffement climatique qui, combiné à une multitude d’autres facteurs de stress comme des catastrophes naturelles, des épidémies, des famines et des guerres, entraîna des mouvements de population de grande ampleur parmi les survivants. Tous les groupes humains de cet espace géographique — Égyptiens, Phéniciens, Chypriotes, Philistins, Israélites, Néo-Hittites, Assyriens, Babyloniens et Grecs (par ordre d’apparition dans le livre) — ont péniblement traversé cette longue période de dévastations. Si elle a eu des résultats notablement différents en fonction des sociétés, Cline baptise cette période dramatique du nom d'« Effondrement » en référence aux intitulés d’ouvrages plus anciens — en particulier ceux de Joseph A. Tainter (1988) et Jared Diamond (2006).

Dix ans après la sortie d’un premier ouvrage intitulé 1177 av. J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée, Cline nous explique dans ce nouvel opus passionnant pourquoi et comment certaines des sociétés de l’âge de fer ont survécu tandis que les autres, moins résilientes, ont totalement disparu. L’anthropologue, tout en détaillant les raisons qui l’ont poussé à reprendre la plume (réflexions croisées sur l’internationalisation de la société, le réchauffement climatique, les conséquences de la pandémie Covid-19 et l’actuelle succession de calamités sociales), a choisi d’explorer « par région » les destins respectifs et les relations réciproques des différents peuples, et non par périodes temporelles. Ce parti rédactionnel, pour pertinent qu’il soit, a cependant exposé l’auteur à un écueil difficile à obvier : celui des nombreuses redites au cours des chapitres, en raison de l’absence de cloisonnement strict entre ces sociétés qui avaient, pour la plupart, maintenu des échanges commerciaux et culturels vivaces au cours de l’époque troublée.

Facteurs communs et différences

Qu’est-il advenu des sociétés méditerranéennes après l’Effondrement ? Le réseau international mettant en relation l’ensemble de la mer Egée et de la Méditerranée orientale a ployé sous le faix de phénomènes, exogènes et endogènes, de réchauffement climatique et de fragmentations politiques qui ont contribué à empêcher certaines sociétés de répondre adéquatement aux crises. L’Égypte, par exemple, connaîtra durant l’Effondrement une sécheresse sans précédent : la diminution du débit du Nil y aurait duré deux cents ans. Par « effet domino », s’ensuivront des conflits politiques et sociaux. La multiplication des pillages de tombes à l’époque ne serait alors qu’une conséquence des difficultés économiques nées de la hausse drastique du prix des céréales. À la mort de Ramsès III, « c’est toute une ère de l’histoire égyptienne qui s’achevait ». Après l’invasion perse et la conquête d’Alexandre le Grand au IVe siècle av. J.-C., le pays passa aux mains des Ptolémaïtes macédoniens. Il ne redeviendra plus jamais la grande puissance qu’il fut pendant son apogée à l’âge du bronze. Pour d’autres sociétés (notamment les Élamites), il semblerait que ce soit une défaite militaire qui ait eu raison de leur résilience embryonnaire.

Toutes ces civilisations archaïques ne partaient manifestement pas avec les mêmes chances. Certaines ont été purement et simplement rayées de la carte comme les Hittites ; d’autre se sont rapidement trouvées dans l’œil du cyclone avant d’être finalement « aspirées » par les Empires postérieurs comme les Assyriens ; d’autres enfin, ont trouvé en elles les ressources pour réagir (et même se développer) en dépit des nouvelles conditions imposées par la nature et les sociétés avec lesquelles elles interagissaient, comme les sociétés cananéennes de l’aire centrale du Levant. Pour le dire autrement, « tous les habitants de la région faisaient face au même Effondrement mais chaque société a suivi sa propre trajectoire de rétablissement ou d’échec ». Les fouilles archéologiques nous renseignent désormais utilement sur la situation économique et politique après l’Effondrement. En Égypte, par exemple, la présence d’objets en bronze plutôt qu’en or dans les tombes « laisse penser que la prospérité de la maison royale avait décliné » de longue date.

Ce que nous apprennent les textes anciens

L’Ancien Testament s’avère être une mine d’informations essentielle sur les nations bibliques à cette époque — à la condition toutefois de vérifier scientifiquement la véracité historique des Écritures. Comme nous ne disposons parfois d’aucune preuve tangible susceptible de corroborer les écrits bibliques, il est « impossible de confirmer de manière indépendante leur exactitude ». La Bible attribue par exemple au fils de David, Salomon, le mérite d’avoir construit le premier Temple de Jérusalem ; malheureusement, rien n’a subsisté de ce monument. Néanmoins, des fouilles archéologiques s’avèrent occasionnellement fructueuses, comme lorsqu'en 1992 une mission archéologique menée sur le territoire de l’Israël contemporain a permis d’attester pour la première fois de l’existence du roi David en dehors du texte biblique, grâce à la découverte d’inscriptions faisant mention de la « maison de David » sur un monument. De même, la découverte de nombreuses ruches sur le site de Rehov, une importante cité cananéenne, expliquerait en partie pourquoi l’ancien Israël est qualifié à de nombreuses reprises dans la Bible hébraïque de « pays où coulent le lait et le miel ».

En revanche, on ne peut guère s’appuyer sur les récits homériques, car ces sources évoquent une ère depuis longtemps révolue au moment de leur rédaction. Mais d’autres textes nous sont parvenus, notamment les documents officiels retrouvés lors de fouilles (comme les Annales royales assyriennes) ou les ouvrages d’historiens grecs antiques, tel Thucydide ou Hésiode, dont la curiosité remonte parfois à un passé lointain — on doit au second l’expression d’« âge du fer » pour qualifier cette période. Il faut cependant être prudent avec ce qui est indiqué dans ces textes, très anciens, dont certains avaient d’évidents objectifs de propagande — à l’instar des bas-reliefs historiographiques décrivant les victoires guerrières des souverains assyriens. Car comment alors distinguer « ce qui est vérité pure de ce qui est vérité passablement enjolivée » ? Cline admet malgré tout que ces sources permettent de recueillir quelques éléments intéressants sur la vie quotidienne de l’époque et sur les relations qu’entretenaient tous ces peuples entre eux. Les textes assyriens, par exemple, font mention des problèmes climatiques de la région à cette époque. Un texte de 1082 av. J.-C. indique même que le pays a connu une famine si sévère que ses habitants ont eu recours au cannibalisme.

Le commerce et les échanges, facteurs essentiels de résilience

S’agissait-il alors réellement d’un âge sombre et de « siècles obscurs » ? Plusieurs civilisations sont sorties victorieuses de cette période troublée grâce à la reprise (ou à l’absence d’interruption) des échanges au sein de corridors commerciaux dans l’espace méditerranéen oriental, véritables témoignages de la revitalisation (ou de la vitalité) de ces sociétés. Les Phéniciens, peuple commerçant ayant perfectionné la fabrication de la pourpre, ont monopolisé la navigation en Méditerranée pendant plusieurs siècles, établissant des colonies dans toute la région : on leur attribue le mérite d’avoir créé au Xe siècle avant notre ère « le plus grand réseau d’information que le monde ait jamais connu ». Les Chypriotes ont su, dans la même mesure, faire preuve de capacité d’innovation en travaillant le fer extrait de gisements souterrains et en exportant massivement des objets d’usage courant faits dans ce métal (et leur savoir-faire), leur octroyant un rôle majeur dans le commerce au sein du réseau méditerranéen réémergent. En Grèce également, le commerce a continué, mais s’est transformé pour s’adapter aux nouvelles circonstances.

La propagation de l’écriture pendant cette période est également un signe clinique d’une véritable reprise des activités pour les sociétés concernées. L’Assyrie, peuple de conquérants sanguinaires, a pour sa part largement contribué à la diffusion de l’araméen à partir du IXe siècle av. J.-C. en raison de l’emploi de scribes parlant cette langue afin que les souverains assyriens puissent administrer les régions qu’ils avaient conquises. Les Phéniciens, eux, n’auraient pas inventé l’alphabet mais se seraient contentés d’en normaliser un ersatz, avant que les Grecs ne donnent à cette écriture phénicienne originelle la forme que nous connaissons aujourd’hui. Quoiqu’il en soit, la standardisation de l’écriture aura permis une augmentation du taux d’alphabétisation dans cette société à l’âge du fer.

« Je sais que je ne sais rien »

Bien entendu, tout ce que nous expose avec érudition Eric Cline tout au long de son livre reste sujet à caution. Comme l’auteur le dit lui-même, « le pourquoi et le comment de ce phénomène si rapide et si radical (l’effondrement qui a mis fin à l’univers fortement internationalisé des civilisations archaïques) restent encore très énigmatiques ». La question de savoir comment les Israélites auraient pu attaquer et capturer avec succès les puissantes cités cananéennes, quelles sont les raisons du passage au fer ou pourquoi il y a eu une interruption soudaine des activités d’extraction du cuivre dans la vallée de l’Arabah (à l’actuelle frontière entre l’Israël et la Jordanie) continuent à alimenter de passionnants débats. Certaines civilisations, toutefois, comme celle des Assyriens, sont tellement documentées que l’on peut se faire une idée « assez précise » de ce qui s’y passait après l’Effondrement. 

Reste que si « la pédagogie est en retard sur la recherche », ainsi que l’anthropologue nous l’indique en de nombreux endroits de son livre, les prodigieuses avancées technologiques permettent aujourd’hui de dater et de relater avec une grande fiabilité certains événements qui ont eu lieu à cette époque. C’est pourquoi de nombreuses références archéologiques émaillent La survie des civilisations. L’exemple de l’écriture est frappant : une inscription retrouvée dans une tombe datée de l’an 1000 av. J.-C. laisse à penser qu’il serait possible que l’alphabet ait atteint les rives de la mer Égée bien avant 800 av. J.-C., date approximative généralement proposée par les chercheurs. Forts des connaissances archéologiques nouvelles, les spécialistes sont donc aujourd’hui à même de dire qu’il y aurait eu, dans certaines parties de la Méditerranée orientale, une absence de discontinuité entre l’âge du bronze et l’âge du fer.

En raison du sujet étudié, ce livre pourrait paraître d’un abord ardu. Aussi, afin d’aiguiller le lecteur néophyte, il contient de nombreuses cartes et frises chronologiques, fort utiles pour se repérer au sein de tous les noms de lieux aujourd’hui inusités et de personnages historiques inconnus du grand public. De même, traiter un sujet aussi large et complexe en un nombre de pages délibérément restreint, à plus forte raison dans une optique de vulgarisation scientifique, nécessitait de faire quelque effort supplémentaire de pédagogie. Aussi l’auteur a-t-il pertinemment opté pour un livre offrant deux niveaux de lecture — le second niveau, plutôt réservé aux passionnés, se matérialisant par la centaine de pages dédiées aux références et aux explications complémentaires en fin d’ouvrage. Si Cline se perd parfois dans des détails trop pointilleux, notamment certaines querelles de chapelles entre archéologues, certaines pages permettent de découvrir de plaisantes anecdotes sur les dernières découvertes scientifiques et archéologiques ou sur les coutumes mortuaires de ces peuples anciens.

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