La question des institutions est au centre des travaux de ces trois chercheurs, dans la lignée des travaux pionniers de Douglass North, lauréat du prix Nobel d’économie en 1993, qui avait ouvert la voie à une étude approfondie des incitations économiques et du rôle des règles formelles et informelles dans la structuration des économies.
Acemoglu, Robinson et Johnson ont continué sur cette lancée en approfondissant la distinction entre institutions « inclusives » et « extractives ». Dans leur ouvrage désormais classique Why Nations Fail (2012), Acemoglu et Robinson ont défini les institutions inclusives comme celles qui favorisent les droits de propriété, la liberté d’entreprendre et un environnement propice à l’innovation. À l’inverse, les institutions extractives se concentrent autour d’une élite qui utilise le pouvoir politique et économique pour extraire des ressources sans stimuler de nouvelles opportunités de croissance ou d’innovation.
L’idée centrale de leur approche est que la prospérité ou la pauvreté des nations ne résulte pas simplement de facteurs géographiques ou culturels, mais plutôt de la manière dont les institutions politiques et économiques façonnent les incitations économiques des individus et des groupes. Les institutions inclusives encouragent l’innovation et la participation, tandis que les institutions extractives limitent ces dynamiques, empêchant ainsi le développement économique à long terme.
Les institutions inclusives, qui minimisent les restrictions sur la liberté économique, permettent aux individus de poursuivre leurs aspirations, de créer et d’innover, ce qui stimule l’investissement et le progrès technique. Par opposition, les institutions extractives empêchent l’émergence de nouvelles idées et protègent les intérêts acquis, souvent au profit d’une minorité élitaire. Acemoglu et Robinson illustrent ce concept à travers divers exemples historiques, comme l’économie du Paraguay coloniale dominée par les conquistadors, ou celle de la Corée du Nord contemporaine, où une élite contrôle l’ensemble des ressources au détriment de la majorité.
Ces distinctions sont particulièrement frappantes lorsque l’on examine des événements historiques comme la peste noire au XIVe siècle, un moment critique qui a engendré des trajectoires divergentes entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est. Tandis que la diminution de la main-d’œuvre a conduit à une dissolution du féodalisme et à une amélioration des droits des travailleurs en Europe de l’Ouest, l’Europe de l’Est a, au contraire, renforcé les institutions extractives en imposant un « second servage ». Acemoglu et Robinson montrent que ces différences institutionnelles ont façonné durablement les trajectoires économiques des deux régions.
Un autre exemple marquant est celui de la Révolution Glorieuse en Angleterre en 1688, qui a posé les bases d’un système politique et économique pluraliste, en limitant les pouvoirs de la monarchie et en renforçant les droits de propriété et la règle de droit. Ce « moment critique » a permis à l’Angleterre d’adopter des institutions inclusives, contrairement à d’autres pays européens comme la France ou l’Espagne, où les institutions extractives sont restées dominantes.
Une des contributions importantes des trois lauréats est de montrer que les institutions extractives peuvent, dans certains cas, favoriser une certaine croissance économique sur le court terme. L’exemple emblématique de l’Union soviétique en est une illustration frappante. Pendant la guerre froide, l’URSS a connu une période de croissance rapide grâce à une politique d’industrialisation forcée, qui reposait sur une redistribution coercitive des ressources agricoles au profit de l’industrie lourde.
Cependant, comme le soulignent Acemoglu et Robinson, cette croissance sous un régime extractif était insoutenable sur le long terme. L’absence d’institutions permettant de stimuler l’innovation, indispensable pour maintenir un taux de croissance élevé à long terme, a conduit à l’effondrement économique du modèle soviétique. Le manque d’incitations à l’innovation et les rigidités structurelles de l’économie planifiée ont entravé tout processus de destruction créatrice — cette dynamique schumpétérienne qui remplace les vieilles technologies et les anciens modèles d’affaires par des innovations disruptives.
Les institutions extractives ont ainsi montré leurs limites : en concentrant le pouvoir entre les mains d’une minorité, elles favorisent la corruption, l’inefficacité et la stagnation économique. Les élites, en quête de maintenir leur pouvoir, ne sont pas incitées à créer des institutions inclusives qui favoriseraient la prospérité globale, car cela remettrait en question leur monopole économique et politique.
L’une des idées fondamentales des travaux d’Acemoglu et Robinson réside dans leur concept des « moments critiques », des événements historiques qui provoquent des changements institutionnels profonds. Ces moments décisifs peuvent soit renforcer les institutions existantes, soit en créer de nouvelles qui ouvrent la voie à des trajectoires de développement divergentes. Les « déviations institutionnelles » montre comment les trajectoires économiques de nations similaires peuvent diverger en raison de la manière dont les institutions réagissent à des événements historiques clés.
Les travaux d’Acemoglu, Robinson et Johnson ont également des implications profondes pour les pays en développement et les pays sortant de régimes coloniaux. Dans de nombreux cas, les institutions extractives établies par les anciennes puissances coloniales ont été maintenues après l’indépendance, avec les élites locales prenant la relève et consolidant leur contrôle sur les ressources. Le cas du Botswana, où des institutions inclusives ont été mises en place après la décolonisation, montre que des trajectoires différentes sont possibles lorsque des institutions inclusives sont favorisées.
L’héritage institutionnel laissé par la colonisation continue de peser sur le développement économique de nombreuses nations. Là où des institutions extractives prédominent, la croissance est freinée par des conflits internes, une mauvaise répartition des richesses, et un manque de liberté économique. La clé, selon Acemoglu et Robinson, est de créer des institutions inclusives, qui permettront à chaque individu de contribuer pleinement au processus économique et à l’innovation.
En attribuant le prix Nobel d’économie 2024 à Daron Acemoglu, James A. Robinson et Simon Johnson, l’Académie suédoise a reconnu l’importance cruciale des institutions dans la détermination des trajectoires économiques des nations. Leur travail a ouvert une nouvelle perspective sur la manière dont les institutions politiques et économiques interagissent pour façonner le développement des sociétés. En nous rappelant que les choix institutionnels ne sont pas seulement le fruit du hasard, mais le résultat de luttes politiques et sociales complexes et de l’exercice de nos libertés, leurs recherches nous invitent à repenser le rôle des institutions dans la prospérité économique mondiale.
Marius Marchetti