Tout a commencé par un message anonyme. "Ils ont tout trouvé - mon adresse, qui étaient mes parents, et à peu près toutes les informations disponibles", explique à l'AFP la fondatrice de l'ONG Osnazene - "Femmes puissantes".
Arrive alors un flot ininterrompu de messages à caractère sexuel, d'insultes, sur chacun de ses réseaux sociaux. Chaque jour, chaque heure, presque chaque minute.
Ce harcèlement a poussé la jeune femme à explorer pendant des années les recoins les plus sombre des réseaux sociaux serbes, où s'échangent vidéos pornographiques et pédopornographiques.
Quelques années plus tard, avec deux autres membres d'Osnazene, qu'elle a créée en janvier 2024, elle réussit à infiltrer différentes chaînes Telegram pour en exposer les méthodes.
Selon les résultats de cette enquête publiée en juin, plus de 10.000 messages sont échangés chaque jour sur les différents canaux que l'ONG surveille. Le plus important d'entre eux a 70.000 abonnés.
Les membres y utilisent les codes "-18" ou "commerce d'ado" pour trouver des contenus pédopornographiques, explique Stasa Ivkovic.
"Des hommes, souvent jeunes, prennent en photos leur mère et leurs sœurs, puis envoient les images dans ces groupes pour les noter, les partager...", ajoute la militante.
Danger permanent
Dans des messages vus par l'AFP, un homme demande si "quelqu'un a une sœur de 20 ans", se disant prêt à "donner en échange des photos de la (sienne)".
Dans d'autres, une véritable "liste de courses" est publiée, proposant des photos de mineurs, de femmes âgées...
D'autres encore s'échangent des photos de femmes prises à leur insu dans la rue, sous leurs jupes.
"Les femmes ne sont littéralement en sécurité nulle part", martèle Stasa Ivkovic.
L'un des cas qui l'a le plus marquée est celui d'une femme dont le viol a été filmé, puis distribué sur de nombreuses chaines Telegram, avant d'apparaitre sur un site de vidéos pornographiques - dont il a fini par être supprimé.
Pour le Commissariat à la protection de l'égalité, ce phénomène est dû à la persistance, dans la société serbe, "de stéréotypes patriarcaux traditionnels, profondément enracinés, où la famille et la société considèrent les femmes comme la propriété des hommes".
L'enquête d'Osnazene s'ajoute aux milliers d'accusations à travers le monde visant Telegram et les autres plateformes qui permettent d'échanger des contenus pornographiques illicites.
Le fondateur de Telegram Pavel Durov a été arrêté en France en août et mis en examen en raison de la publication de contenus illégaux sur son application.
Impunité
La Serbie a une histoire trouble avec ces plateformes. En 2021, une vaste enquête menée notamment par le FBI, la police fédérale américaine, et ciblant l'application de messagerie cryptée Sky ECC, a mené à l'arrestation de membres haut placés de la mafia, qui y postaient sans crainte des photos de leurs crimes, des cadavres démembrés...
Les autorités ne semblent pourtant pas prendre la mesure du problème, accusent les militantes comme Stasa Ivkovic.
Contrairement à ses voisins, la Croatie ou le Monténégro, la Serbie ne s'est pas encore dotée d'une loi sur le "revenge porn" (la diffusion de contenus intimes pour se venger) ou la diffusion de contenus illicites dans des groupes de discussion.
Si les personnes arrêtées en possession de pédopornographie peuvent être inculpées, dans les cas de "revenge porn", seule une plainte nominative peut donner lieu à des poursuites, selon la juriste Jelena Drndarski; ce qui complique le parcours des victimes, alors que les plateformes comme Telegram garantissent l'anonymat.
Face à ce qu'elles considèrent comme une forme d'impunité, les militantes du Centre autonome des femmes (AZC) de Belgrade ont demandé un durcissement de la législation, dans une pétition qui a recueilli des dizaines de milliers de signatures. Sans succès pour l'instant.
Entre 2011 et avril 2024, 717 personnes ont été poursuivies en Serbie pour possession d'images pédopornographiques et exploitation de mineurs, et 408 ont été condamnées, à des peines de prison avec sursis ou des amendes dans la plupart des cas, selon l'enquête d'Osnazene.
En revanche, la peine pour les victimes est à vie, souligne Vanja Macanovic, de l'AZC. "Ces vidéos, ces photos, restent en ligne pour toujours. Et les victimes vivent dans la peur que quelqu'un les revoie".
Le parquet spécial serbe pour les crimes liés aux hautes technologies n'a pas répondu aux demandes de l'AFP.