En sortant des Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof, je me dis une fois de plus qu’il n’y a de grand cinéma que celui qui se demande ce qu’est le cinéma, où il commence et où il s’arrête, quand est-ce qu’il entre trop dans le réel, dans l’actualité, et devient de la propagande, quand il nous fait oublier la facture pour nous emporter vers ce qu’il raconte et nous révolte. Mohammad Rasoulof est-il un cinéaste de génie ou un grand résistant ? Peut-être un résistant de génie, et oublions de nous poser les questions ontologiques sur le cinéma, peu importe si ça en est ou pas, c’est l’Iran qui compte, c’est ce qui règne là-bas, qui n’est pas encore ce qui règne à côté, en Afghanistan, mais qui relève de cette même monstruosité nommée dictature islamique.
Depuis la révolution du même nom, en 1979, il semble que la situation n’a cessé de s’aiguiser, se préciser, s’épurer, qu’elle est à nu dans sa fragilité extrême et dans sa vérité, comme si on avait atteint l’os ou le nerf de la chose, la femme, les femmes, la guerre que les hommes leur font, au péril de leur propre existence à elles comme à eux. C’est la puissance du cinéma, tel que Rasoulof le réalise, que d’en montrer la mécanique tragique dans son noyau le plus élémentaire : la famille.
Celle-ci est bourgeoise, composée d’un patriarche déprimé, ambitieux, veule, petit juge d’instruction à l’âme vermoulue, de sa femme, aussi belle qu’il est moche, irréprochable ménagère, dynamique dans sa soumission ; elle a élevé leurs deux filles, une étudiante, l’autre lycéenne, les a élevées dans le respect des lois. Alors comment se fait-il que ces deux adolescentes parviennent à être aussi lucides sur ce qui se passe, et d’où leur vient ce courage ? Ça n’est pas vraiment expliqué dans le film, mais c’est comme ça, un miracle de la nature, ou alors, pour parler le Bourdieu : elles sont les fruits des contradictions de cette société persane à la fois berceau de la civilisation et tombeau de toutes les civilités.
Si vous voulez savoir comment l’Iran en est arrivé là, le film raconte l’histoire de cette famille bourgeoise qui devient dingue. Et c’est moins une parabole que le récit d’une réaction en chaîne. Logique, implacable, trop humaine.
Une scène paroxysmique me révolte, au point de me demander si elle était "utile" : l’amie des deux sœurs vient d’être blessée dans une manifestation, elle a reçu une décharge de chevrotine au visage. Les deux sœurs ont le réflexe insensé de la ramener chez elles, et c’est la mère qui, malgré son hostilité farouche à tout mouvement de protestation, soigne l’amie éborgnée. On la voit, en gros plan, extraire une à une les billes incrustées dans la chair éclatée du visage de l’infortunée. Et ça dure. Rasoulof ne nous épargne pas. Ça dure le temps qu’on comprenne bien que nous sommes assis confortablement dans un fauteuil de cinéma pendant que des enfants se font défigurer par des policiers aux ordres d’un régime dirigé par des malades comme le père de ces deux filles merveilleuses. Au bout d’un moment, de la troisième ou quatrième bille, j’ai regardé ailleurs. C’est la question de départ : ça commence où, ça finit où le cinéma ?
J’ai comme l’impression, et je pense qu’il a raison, que Mohammad Rasoulof s’en fout d’avoir fait un film magnifique, son film est un manifeste, il a risqué sa vie, en tout cas des années de prison pour le réaliser dans des conditions qui feront aussi l’objet d’un film, plus tard, quand tout ça sera fini, la république des mollahs, les pendaisons d’enfants… quand les femmes sortiront dans la rue en short et en cheveux, et maquillées et je t’emmerde.
Je me demande aussi ce que c’est que cette chronique qui parle d’un film qui sort dans quinze jours alors que je n’ai pas encore parlé du film d’Audiard qui est sorti il y a quinze jours. Si je pose la question, est-ce que ça veut dire que je suis un grand chroniqueur ? Réponse la semaine prochaine, car je vais quand même aller le voir, le film d’Audiard.