L’arrestation puis la mise en examen le 28 août de Pavel Durov, le fondateur de Telegram, par la justice française, ont mis en émoi le monde de la tech. Certains se félicitent de le voir obligé de répondre aux juges, d’autres s’alarment de l’avenir de la créature qu’il a enfantée, mi-réseau social, mi-messagerie. Il y a pourtant un endroit où les déboires de Pavel Durov n’ont guère modifié le quotidien : Telegram. Dans les groupes les plus sordides de la plateforme, ventes de drogue et arnaques continuent de s’organiser. L’Express a pu consulter différentes chaînes où, malgré le sort du patron, des trafiquants chassent le client, des groupes de plusieurs milliers de personnes partagent du revenge porn et des complotistes poursuivent leur entreprise de désinformation.
Sur les chaînes que L’Express a infiltrées, peu d’internautes s’inquiètent du futur de la plateforme, ou d’un durcissement de la modération. C’est business as usual. Dans un groupe de plus de 1 500 membres, le vendeur se vante ainsi de proposer les "meilleurs faux billets", et d’être "Numéro 1 du marché en Europe". Il prétend que ses billets ont les mêmes papiers, les mêmes effets de lumières et les mêmes reliefs que de véritables euros, et sont difficilement traçables grâce à des numéros de séries différents.
Quatre jours après l’arrestation de Pavel Durov, le vendeur proposait encore 5 000 euros en fausses coupures pour 250 euros. Des images montrant d’épaisses liasses de 20 et 50 euros accompagnaient l’offre. Dans un autre groupe de 5 000 utilisateurs, un vendeur propose de fausses cartes bleues, qui permettraient selon lui de retirer plusieurs milliers d’euros de manière illégale.
On trouve encore aussi de nombreuses armes en vente sur Telegram. Dans un groupe rassemblant 1 500 membres, un pistolet semi-automatique Arsenal Firearms Strike One Mark 2, d’un calibre de 9x19mm, était mis aux enchères au prix de 850 euros. Le vendeur proposait également des fusils de chasse, à 1 200 euros pièce. Quelques jours plus tard, le 28 août, le même vendeur présentait de nouvelles armes, parmi lesquelles L’Express a pu identifier un Glock 48 FS et d’autres armes de poing semi-automatiques.
Un troisième type de trafic gangrène Telegram : celui de la drogue. À la différence de la vente d’armes et de faux billets, qui se tient dans des groupes fermés pour lesquels il faut être invité, le narcotrafic a presque lieu au grand jour, grâce à une fonctionnalité appelée "A Proximité", accessible à tous. Elle met en relation des utilisateurs géolocalisés dans le même périmètre et leur permet ainsi de se parler physiquement, sans qu’ils aient à échanger leurs informations ou leurs numéros de téléphone.
Telegram l’avait au départ présentée comme une fonction pour se faire des amis ou discuter avec ses voisins. Mais elle a très vite été détournée par les dealers. En activant l’option, la majorité des profils que l’on voit sont ceux de trafiquants, proposant ouvertement de la cocaïne, du cannabis, de la MD, de l’héroïne, et même du GHB - la "drogue des violeurs".
L’Express a fait le test et constaté que quelques secondes suffisent pour trouver des profils de revendeurs. Plusieurs indiquaient faire des livraisons. Cet immense marché, signalé depuis plusieurs années par des internautes, n’a jamais été fermé par Telegram.
Le réseau pèche également dans la modération des groupes partageant du revenge porn et d’autres types de contenus pornographiques. L’Express a accédé à plusieurs chaînes où s’échangent explicitement des photos intimes volées. D’autres proposent des vidéos prises par des caméras cachées, à l’insu des femmes apparaissant dans les séquences. Ces groupes, composés de plusieurs dizaines de milliers de personnes, sont connus depuis plusieurs années par les services de Telegram. Leur existence a été révélée dans plusieurs enquêtes et par des victimes qui ont fait des demandes de retrait ou des signalements auprès de Telegram, sans que rien ne soit jamais fait.
Les canaux mis en place par certains groupes complotistes se sont davantage agités après l’arrestation de Pavel Durov. Silvano Trotta, l’un des théoriciens du complot les plus populaires de France, suivi par plus de 151 000 personnes sur Telegram, a partagé plusieurs messages à ce propos. Un autre groupe de milliers d’adeptes QAnon voit dans l’affaire la preuve de la véracité de sa délirante théorie du complot selon laquelle Brigitte Macron serait une femme trans. Au moment où L’Express a pu consulter ces chaînes, aucun des utilisateurs ne semblait redouter que la modération de la plateforme s’accentue réellement, et personne ne suggérait de changer de service.
C’est pourtant en grande partie à cause de ces groupes que la messagerie est dans le viseur de la justice. Malgré les demandes de modération, de retrait de contenus et de coopération dans des affaires de trafic de drogue ou de contenus pédopornographiques, Pavel Durov a quasiment toujours refusé de fournir des informations sur les utilisateurs. Rassurés par l’anonymat promis par la plateforme, de nombreux groupes y ont recréé une sorte de dark web bis, plus facilement accessible, très versatile et actif.
Comme l’expliquait à L’Express Julien Nocetti, spécialiste de l’Internet russe, Telegram a, dès sa naissance, "été prisée des groupes terroristes, notamment djihadistes, pour lever des fonds et diffuser de la propagande". Sa popularité dans les milieux criminels s’explique par la nature particulière de l’appli. Plus qu’une messagerie cryptée, elle permet de créer de vastes groupes de discussion accueillant jusqu’à 200 000 personnes, d’acheter des cryptomonnaies, et fait office de place de marché. Le trafic sur Telegram semble avoir encore de beaux jours devant lui.