De Freud dans L’homme aux loups, à Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées, publié en 1976, les interprétations symboliques des contes pour enfants, et leurs relations avec l’inconscient, se sont imposées comme une grille de lecture dominante. Nous savons tous·tes que les mythes et les légendes plongent dans les parties les plus primitives de la psyché. Or, sans remettre en question la pertinence de ce cadre d’analyse fécond, l’essayiste Lucile Novat, qui enseigne les lettres au collège, vient en troubler les présupposés dans son premier livre, De grandes dents, enquête sur un petit malentendu.
D’une plume alerte, assumant une complicité un peu surjouée avec ses lecteur·ices, l’autrice démonte patiemment l’interprétation de la moralité de plusieurs contes, au premier rang desquels le fameux Petit chaperon rouge, dont on nous a tous·tes appris qu’il nous alertait sur le risque de rôder dans les bois et de rencontrer des inconnu·es. Une structuration propre à d’autres récits, qui de Hansel et Gretel (Grimm) au Petit Poucet (Perrault) partagent la même situation initiale : “pauvreté, abandon en forêt, petits cailloux, maison retrouvée, retour en forêt, mie de pain, corbeaux, panique à bord. À la nuit tombée, ‘leurs chemins se séparent, mais tous se dirigent vers de semblables catastrophes’”.
Le loup en bonnet de nuit, déguisé en grand-mère, qui ordonne à une petite fille de le rejoindre sous la couette dans le Petit chaperon rouge, incarne bien la figure du prédateur, dont tous les enfants devraient apprendre à se méfier. Or, pour Lucile Novat, “on se trompe quand on pense que le prédateur rôde à l’extérieur alors que l’histoire essaye de dire que le danger est là, tout près, dans la maison”. Selon elle, on fait fausse route en indexant le risque à un élan curieux au-delà de chez soi : “le danger n’est pas dans la forêt mais bien plutôt dans le foyer”. Il n’y aurait selon Lucile Novat “pas tant à se méfier des loups-inconnus que des loups-familiaux”. Car “on risque moins quand on part à travers bois que lorsqu’on glisse dans le lit d’un membre de sa famille”.
En déplaçant l’analyse convenue du conte vers un cadre interprétatif indexé à la question longtemps minorée des violences sexuelles intrafamiliales, des traumatismes tus des enfants violé·es par leurs proches, Lucile Novat élargit le champ, redistribue les cartes, déconstruit les idées reçues qui circulent toujours autour de ces histoires qui devraient révéler, plutôt qu’occulter, sous leur couvercle fermé, la réalité systémique des violences domestiques. L’autrice rappelle les chiffres donnés en 2023 par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) : seules 8 % des agressions pédocriminelles sont perpétrées par des inconnu·es. Dans 92 % des cas, la victime connaît son agresseur. “Plus de 9 victimes sur 10 ont été abusées non pas au fond d’un bois ou d’une ruelle, mais juste là, dans la cuisine, pendant le déjeuner de famille”. Dans près d’un cas sur deux, les viols et agressions sexuelles sont commis en présence ou au su des autres membres de la famille.
Lorsqu’on prend la mesure de cette réalité statistique, comment se contenter des interprétations de Bettelheim sur la structure inconsciente de la jeune héroïne, qui serait soit “idiote”, soit désireuse d’être “séduite”. Bettelheim soupçonne en effet que si la jeune fille n’est pas idiote, c’est alors qu’elle cherche les ennuis et qu’elle aurait au fond “un peu le feu au cul” ! Admettant la possibilité de ce récit d’un éveil érotique (“moi aussi j’ai écouté Alizée, regardé Tex Avery et découvert avec des joues cramoisies les réécritures d’Angela Carter, je suis bien d’accord que cette histoire peut être prise comme le sulfurêve d’une rencontre avec un être viril qui nous dévorera toute crue”, reconnaît-elle avec humour), Lucile Novat ne peut pour autant valider cette image d’une jeune fille en fleurs, d’une simple nymphette travaillée par ses désirs d’adolescente, un peu comme la Lolita de Nabokov qui fut longtemps réduite à ce statut d’allumeuse, alors qu’elle était abusée par un prédateur.
“Le Chaperon rouge, comme Lolita, comme tant d’autres, font l’objet du même malentendu”, écrit l’autrice. “Comme ça, sans y faire attention, on raconte qu’elles se sont fait avoir par des prédateurs à force de leur traîner sous le nez, s’asseoir sur leurs genoux ou glisser dans leur lit, on se met à croire que, au fond, elles étaient tentées, qu’elles pensaient y trouver leur compte. Le déni consiste, si vous voulez, à garder la nymphette et à jeter l’eau du bain”.
En dépit d’un air enlevé, presque léger dans le déploiement de sa relecture des contes de fées au prisme des violences à l’égard des enfants, Lucile Novat accompagne les luttes de toutes celles et ceux qui ne décolèrent pas de l’indifférence portée par l’État aux travaux récents de la Ciivise. “Lorsque le président Emmanuel Macron déplore en Conseil des ministres le ‘surgissement de l’ultra-violence dans le quotidien, chez des citoyens de plus en plus jeunes’, il ne parle pas des trois enfants par classe qui subissent les mains dégueulasses d’un membre de leur famille sur leur corps sidéré”, rappelle Lucile Novat.
Le petit malentendu qu’elle creuse dans son essai sur les contes pour enfants est aussi l’histoire d’un grand malentendu : l’incapacité collective à prendre en charge le grand mouvement de politisation de l’enfance. “Encore et toujours, en fin de compte, tout ce qu’on veut, c’est une classe qui se tient sage”, plutôt qu’une classe éclairée par les adultes de la nécessité de les protéger d’eux-mêmes.
Lucile Novat, De grandes dents, Enquête sur un petit malentendu (La Découverte, collection Zones, 160 p, 16 euros) sortie le 29 août