La grande particularité de Nick Cave and the Bad Seeds, c’est d’être… Nick Cave and the Bad Seeds. Dans cet élégant libellé se tient la singularité d’un positionnement : à la fois l’image tutélaire du songwriter solitaire et celle, largement aussi mythologique, du groupe de rock ou de la bande de mauvais garçons. Une façon de ne pas choisir entre le band organique et le backing band, hommes de main au service du patron. Des grands mecs bien sapés, costards sombres et regards noirs, dépositaires d’une imagerie d’un autre âge qu’ils incarnent avec juste ce qu’il faut de distance – c’est-à-dire presque pas. Ce qui confère aux Bad Seeds l’épaisseur des légendes, c’est, de pair avec leur longévité, l’ampleur feuilletonesque de leur histoire.
Le prélude de cette histoire se nomme The Birthday Party. Associé aux courants postpunk et gothique, il prend forme à Melbourne dans les années 1970, d’abord sous le nom de The Boys Next Door, puis gagne sa véritable identité en 1980 avec le (bref) déménagement à Londres de Nick Cave, Tracy Pew, Phill Calvert, Mick Harvey et Roland S. Howard. Ce dernier, recruté dès 1978, s’avère crucial pour leur son corrosif, auquel il apporte son jeu de guitare nourri de blues menaçant et de distorsions revêches. Tout aussi revêche, sa personnalité entre régulièrement en conflit avec l’ego de Nick Cave, nourrissant un feu sur lequel l’héroïne jette largement son huile, jusqu’à la rupture définitive en 1983 à Berlin. Howard ira rejoindre, aux côtés de Harvey, le groupe australien Crime and the City Solution de Simon Bonney, formation en bien des points cousine des Bad Seeds.
Mick Harvey reste en parallèle aux côtés de Nick Cave, lorsque émerge la première mouture d’un nouveau groupe. Les deux piliers sont alors rejoints par un troisième larron en la personne de Blixa Bargeld, figure de proue de la formation indus berlinoise Einstürzende Neubauten qu’il a fondée en 1980. L’homme n’est pas étranger aux deux autres puisqu’il avait participé, à la marge, à l’ultime album de The Birthday Party. Prenant une place grandissante, il instille son approche concrète de la guitare, qu’il triture de la même façon que ses scies à métaux et autres outils improbables chez Neubauten. Au moment de quitter les Bad Seeds en 2003, il déclarera : “Je n’ai pas rejoint un groupe de rock’n’roll pour jouer du rock’n’roll.”
Mais au sein du groupe naissant, Mick Harvey est toujours le point d’ancrage. Ce multi-instrumentiste agit comme le garant d’une tenue que les explosions de violence agressive de The Birthday Party ne facilitaient pas. L’exploit consistera à conserver cette hargne menaçante à l’intérieur de chansons plus élaborées, capables d’accompagner un songwriting majeur.
Le premier album (From Her to Eternity, 1984) s’ouvre d’ailleurs avec Avalanche, reprise de Leonard Cohen. Pour l’enregistrer, les Bad Seeds se sont étoffés : au trio originel se joignent l’éphémère guitariste Hugo Race et surtout le bassiste Barry Adamson. Ce dernier confère au rock poisseux des premiers Bad Seeds une élégance toute anglaise – le Mancunien est aussi membre de Magazine et de Visage. Le batteur Thomas Wydler, arrivé peu après, aura la plus grande longévité dans le groupe, malgré ou grâce à sa discrétion.
Après le départ de Barry Adamson et le passage épisodique (1986-1990) du Californien Kid Congo Powers, alter ego de Jeffrey Lee Pierce au sein du Gun Club, une nouvelle vague grossit progressivement les rangs des Bad Seeds, jusqu’à l’apogée The Boatman’s Call (1997) : sept musiciens pour ce qui reste pourtant l’album le plus recueilli et dépouillé de leur discographie. Bienvenue à Martyn P. Casey, Jim Sclavunos et au regretté Conway Savage, pianiste au toucher obsédant. Sans oublier (à partir de Let Love In en 1994) un certain Warren Ellis, issu des Australiens Dirty Three, dont l’influence va grandir au diapason de sa barbe raspoutinienne.
Blixa Bargeld, puis un Mick Harvey lassé en 2009 : peu de groupes seraient parvenus à conserver une ossature après les départs successifs de figures aussi marquantes. Mais ce serait sans compter sur le faux putsch, à combustion lente, opéré par Warren Ellis. D’abord au second plan, ce violoniste à tout faire a su se tailler une place de choix au point de devenir celui sur qui Nick Cave s’appuiera au moment de repenser totalement le son des Bad Seeds. Après le très électrique Dig, Lazarus, Dig!!! (2008), Cave se retire et revient en 2013 avec un Push the Sky Away essentiellement construit sur des boucles et des nappes. Le résultat porte la marque d’Ellis, qui s’accentuera sur les deux disques suivants.
Mais si Skeleton Tree (2016) et Ghosteen (2019) en prolongent les explorations atmosphériques, impossible de savoir à quoi cette suite aurait ressemblé si la tragédie personnelle ne s’en était mêlé du côté de Cave, qui trouve en Warren à la fois un chaman et un thérapeute. Les deux hommes, en pleine bromance, signeront de leurs deux noms Carnage (2021), successeur impétueux de Ghosteen, qu’ils accompagneront sur les routes en duo.
Wild God marque donc le retour au travail de groupe pour Cave et sa bande de mauvais garçons. Oui, de garçons – des origines jusqu’à nos jours, la légende Bad Seeds reste une histoire de mecs… à une exception près, fulgurante, déterminante et magnifique : Anita Lane, ancienne camarade de fac du frère ennemi Rowland S. Howard à Melbourne et grand amour épisodique de Nick Cave depuis leur rencontre en 1977.
Coautrice de plusieurs chansons de The Birthday Party puis des Bad Seeds (dont le morceau-titre sur From Her to Eternity), elle fut partie prenante de leurs débuts et a collaboré ensuite avec Harvey, Bargeld et Adamson. Signataire en solo de deux superbes albums à redécouvrir, les vénéneux Dirty Pearl (1993) et Sex O’Clock (2001), elle nous a quitté·es à 61 ans, le 27 avril 2021, dans des circonstances qui restent floues. En écoutant ses propres chansons, on mesure à quel point elle a nourri et influencé le style et l’univers de ces truands sublimes. Dédions cette histoire à celle que Nick Cave considérait comme “la plus intelligente et la plus talentueuse d’entre nous – et de loin”.