Partir la tête haute et la conscience tranquille. Jusque dans les derniers instants, Bruno Le Maire aura tenté d’imposer sa solution pour mener à bien la mission périlleuse qu’il avait faite sienne : rétablir les finances publiques, dont la dérive n’a fait que s’accentuer sous la présidence d’Emmanuel Macron. En vain. Alors que le ministre de l’Economie, au record de longévité, avait mis sur la table une baisse des dépenses de 5 milliards d’euros pour le budget 2025, Gabriel Attal en a décidé autrement. Le Premier ministre a préféré la prudence à l’aplomb, en proposant de geler les crédits de l’Etat.
Une manière de ne pas engager le prochain exécutif, qui aura la charge de reprendre ou non cette ébauche de projet de loi de finances à la neutralité confondante. La mouture made in Matignon devrait en tout cas permettre d’économiser 10 milliards d’euros en considérant que l’inflation serait de 2 % l’année prochaine. "Le gouvernement actuel est obligé de proposer un budget a minima sans savoir ce que voudra la prochaine majorité parlementaire. C’est très difficile pour lui de prendre une initiative politique, ce qui dépasserait le cadre des affaires courantes", souligne Eric Dor, directeur des études économiques à l’Iéseg.
Des lettres de cadrage ont été envoyées à tous les ministères en vue de serrer la ceinture. Pour les détails, il faudra repasser. Matignon précise seulement que les crédits alloués à la culture, au sport et au militaire ne bougeront pas. Le chef de l’Etat avait pourtant affirmé la veille du 14 juillet qu’un "ajustement" de la loi de programmation serait nécessaire en 2025. Qu’en sera-t-il des "jusqu’à 3 milliards d’euros" d’aides supplémentaires qu’il avait annoncés, en mars dernier, dans le cadre d’un accord de coopération en matière de sécurité signé en présence de Volodymyr Zelensky à Paris ? Pas de réponse à ce stade.
Malgré le peu d’efforts consentis, les équipes de Gabriel Attal n’en démordent pas : "Le Premier ministre est soucieux du rétablissement des finances publiques. C’est assez rare d’avoir un budget 'zéro valeur'." Du côté de Bercy, on prend mal ce camouflet. "Nous aurions mieux fait de rester en vacances, soupire un conseiller du ministre. Bruno Le Maire est un peu le seul à essayer de redresser les comptes." Il y a encore quelques mois, début mars, le n° 2 du gouvernement dans l’ordre protocolaire se rendait devant les commissions des Finances de l’Assemblée nationale et du Sénat. Le visage fermé, il tentait, tant bien que mal, de défendre le plan d’économies de 10 milliards d’euros acté par décret deux semaines plus tôt. Un plan de coupe nécessaire pour éviter que le budget 2024 ne dérape, à la suite d’une prévision de croissance bien trop optimiste des équipes de Bercy. Las. Ce n’était que le début. A ses côtés, le ministre délégué aux Comptes publics, Thomas Cazenave, se chargeait ensuite d’annoncer la prochaine mauvaise nouvelle : il faudra trouver 20 milliards d’euros supplémentaires en 2025 "afin de respecter la trajectoire visant à contenir le déficit en deçà de 3 % d’ici à 2027".
Ce seuil, inscrit dans le marbre du protocole n° 12 du traité de Maastricht, reste un objectif prioritaire et jugé plausible par Emmanuel Macron et le gouvernement sortant. Dans le programme de stabilité 2024-2027 envoyé à Bruxelles, l’exécutif table sur une résorption du déficit public à 4,1 % en 2025 - contre les 5,1 % visés en 2024 - avant un retour sous les 3 % en 2027. Une trajectoire dont la crédibilité a été sérieusement écornée par le Haut Conseil des finances publiques et par de nombreux économistes. "Nous ne pensons pas que cet objectif soit réalisable compte tenu des politiques actuelles", juge également Hannah Dimpker, responsable de la notation de la France chez Fitch, agence qui a maintenu en avril dernier la note de la dette française à AA-.
Alors, sans les 20 milliards d’euros d’économies promis en mars dernier, mais avec seulement la moitié, si tant est que les successeurs de Gabriel Attal et Bruno Le Maire reprennent en l’état la proposition de budget, le redressement des finances publiques tricolores semble bien mal parti. "C’est quand même un début responsable compte tenu de l’incertitude politique qui règne en France, tempère l’économiste Zsolt Darvas, chercheur à l’institut Bruegel à Bruxelles. Mais cela ne suffira pas." Avec des conséquences concrètes pour la suite. "Toute procrastination aggravera l’effort à faire dans les prochaines années", prévient Eric Dor. Candidate pour le poste de Premier ministre au nom du Nouveau Front populaire, Lucie Castets a d’ores et déjà annoncé, dans Libération, qu’elle ne donnerait pas suite à la proposition de Matignon, optant plutôt pour un grand plan d’investissement et des mesures fiscales ciblant les "ultrariches". "Mener une politique austéritaire dans le contexte actuel me paraît inadapté et irresponsable", soutient-elle.
A Bruxelles, on suit évidemment la situation de très près. Dans l’attente de la nomination du prochain gouvernement, "la position officielle est : il n’y a pas d’inquiétude. L’état d’esprit général est d’être dans le dialogue et de ne pas envoyer de rappel", assure une source au sein de la Commission européenne. Le calendrier est néanmoins serré. Dans le cadre de la récente réforme du pacte de stabilité et de croissance, la France, comme tous les autres Etats de l’Union européenne, doit soumettre, d’ici au 20 septembre, un plan budgétaire pour les quatre ou sept années à venir, incluant l’année 2025. "Vu la taille de son déficit public et de sa dette, ce sera probablement sept ans", poursuit cette source. Chaque Etat membre devra présenter des réformes et des programmes d’investissement en vue de stimuler la croissance. A charge, pour le futur gouvernement français, de montrer patte blanche. "Le plan France 2030 [NDLR : un programme d’investissement de 54 milliards d’euros dans l’industrie, la transition écologique ou encore les nouvelles technologies] pourrait déjà servir de bonne base", souffle-t-on dans l’entourage du commissaire européen chargé de l’économie, Paolo Gentiloni.
Selon toute vraisemblance, la France figurera dans le groupe des retardataires. Dans la situation actuelle, "il est difficile d’imaginer qu’elle sera en mesure de remettre le document avant le 20 septembre", estime Andreas Eisl, chercheur en politique économique européenne à l’Institut Jacques-Delors. Une entorse à relativiser. "Elle ne sera pas le seul pays à ne pas être capable de produire un tel plan dans les temps. Ce sera aussi le cas de l’Autriche, où il y a des élections, et de la Bulgarie, qui traverse actuellement une crise politique", poursuit-il. Au sein de la Commission, on prône la pédagogie : "C’est normal qu’en année électorale il y ait des retards. Plus la nomination d’un nouveau gouvernement prend du temps, plus les délais seront contraints." Une fois la nouvelle projection des comptes reçue, Bruxelles pourra effectuer des recommandations si le plan n’est pas considéré comme satisfaisant. "Il y aura une marge de manœuvre pour la négociation. Nous connaissons ce débat concernant la vitesse à laquelle il faudrait ajuster le budget sans desservir la croissance. C’est un équilibre assez fragile", reconnaît-on dans l’entourage de Paolo Gentiloni.
Un nouvel exercice qui a pris une importance singulière, lorsque le Conseil européen a officiellement lancé, fin juillet, une procédure de déficit excessif à l’encontre de la France, de l’Italie, de la Belgique, de la Hongrie, de la Pologne, de la Slovaquie et de Malte. Si des dispositions ne sont pas prises dans les prochaines années, ces pays risquent des sanctions financières. Pour l’Etat français, elles pourraient être de l’ordre de 2,5 milliards d’euros par an, soit 0,1 % du PIB. Un coût que nos finances publiques ne pourraient pas supporter. "Un changement de cap radical qui consisterait à ne pas respecter les règles budgétaires européennes serait un affront vis-à-vis de nos partenaires européens et un renoncement quant à nos générations futures", prévient l’eurodéputée Stéphanie Yon-Courtin (Ensemble). Mais, par le passé, la France s’est déjà retrouvée sous le coup d’une telle procédure de 2003 à 2007, puis de 2009 à 2017 sans qu’aucune amende ne soit infligée. "Cela fait vingt ans que Bruxelles intime à la France de réduire son déficit. Il y a un petit jeu du chat et de la souris assez mesquin. Lorsque Bruxelles fait les gros yeux, tout le monde sait qu’il n’y aura pas de sanction à l’arrivée", assure Sylvain Bersinger, chef économiste chez Asterès.
Il n’empêche que la France figure parmi les plus mauvais élèves de la zone euro en matière de dette (110,6 % du PIB en 2023) et de déficit public (5,5 %). "Lorsque nous avons créé la monnaie unique, nous avons pris des engagements. Nous avons dû créer un règlement de copropriété pour maintenir la confiance dans la monnaie européenne. La plupart de nos partenaires ont respecté leurs engagements. En application de nos obligations, tous les ans nous transmettons un programme de stabilité, que la France n’a jamais respecté. Sans l’euro, comment aurions-nous pu faire face à la pandémie de Covid-19 ?" s’interroge l’ancien député européen et ministre des Finances Jean Arthuis.
Au-delà d’hypothétiques sanctions, c’est l’avenir de l’Europe qui se joue, à l’heure où des mesures décisives doivent être prises pour assurer les transitions énergétique et numérique. "Nous avions, avec Emmanuel Macron, un gouvernement très proeuropéen. Si sur le plan économique la France, habituel moteur de l’UE, ne respecte pas les termes du contrat en matière de finances publiques, cela engage sa crédibilité", juge Andreas Eisl de Bruegel. "Nous avons un devoir d’exemplarité en tant que membre fondateur de l’Union européenne. Cela deviendra très compliqué de demander des efforts et de faire avancer des projets politiques si nous ne nous mettons pas en règle", abonde Christopher Dembik, conseiller en stratégie d’investissement chez Pictet AM.
Le courroux de la Commission européenne ne sera pas le seul souci du futur gouvernement, si les investisseurs se détournent de la dette française. Jusqu’à présent, les marchés sont plutôt restés dans l’expectative. Après la dissolution, le spread - l’écart de taux - entre la France et l’Allemagne a augmenté de 0,25 %. "Ce n’est rien par rapport aux vraies crises de dette souveraine comme celle qu’a connue la Grèce", nuance l’économiste Eric Dor. "L’absence de gouvernement n’est pas par nature problématique. En 2011, la Belgique n’en a pas eu pendant plus d’un an. Pour les marchés ce n’est pas nouveau, ils savent gérer ce genre de situation", ajoute Christopher Dembik.
Mais le statu quo pourrait ne pas durer. "On observe quelques signaux négatifs sur les taux de la dette française. Les créanciers commencent à perdre patience. Si les investisseurs deviennent plus frileux vis-à-vis de la France, les taux seront plus élevés, et il faudra payer rubis sur l’ongle. Les prêteurs commencent à dire : 'Les taux sont déjà plus élevés en France qu’au Portugal', pays qui, il y a dix ans, était pourtant en quasi-faillite", note Sylvain Bersinger d’Asterès. Et si les taux augmentent, la charge d’intérêt croît elle aussi. Et avec une dette de plus de 3 000 milliards d’euros, la France ne peut pas se le permettre.
La composition du futur gouvernement et la couleur du budget 2025 seront déterminantes. "Il ne faut pas non plus jouer avec le feu en testant la patience des investisseurs trop longtemps. La France a une série d’atouts : la grande liquidité de sa dette, la diversification de son économie… Néanmoins un marché très serein peut tout d’un coup changer de perception", rappelle Eric Dor. La jurisprudence Liz Truss en témoigne. En septembre 2022, la nouvelle Première ministre britannique dévoilait un plan à 150 milliards de livres pour contrer la flambée des prix de l’énergie. Pris de court, les marchés avaient réagi très rapidement avec une hausse soudaine des taux d’intérêt. 44 jours après son arrivée, la dirigeante du Parti conservateur démissionnait. "Ce qui s’est produit au Royaume-Uni pourrait également avoir lieu en France en cas de proposition de budget très irréaliste", affirme Zsolt Darvas, qui cible notamment le programme dispendieux du Nouveau Front populaire. Au risque de conduire à l’austérité, la vraie, pas celle imaginée par Lucie Castets.