Après s’être intéressée à une île engloutie dans Doggerland, Élisabeth Filhol continue à explorer des territoires inaccessibles à l’humain dans Sister-ship. Elle situe l’action de son quatrième roman en 2100. Le dérèglement climatique s’est accéléré, la planète brûle et une équipe d’astronautes est envoyée sur Titan, l’une des lunes de Saturne, pour y déposer une archive du vivant sous la forme de cuves d’azote liquide.
En alternant journal de bord des astronautes et discours prononcés au Congrès international d’astronautique, Élisabeth Filhol mène une réflexion passionnante, philosophique et littéraire, sur la conquête de l’espace, le libéralisme, le réchauffement climatique et la place de l’humain dans le vivant. Nous lui avons demandé de nous parler de ce roman d’anticipation singulier.
Vous signez, avec Sister-ship, un roman qui se passe dans le futur et sur Titan, lune de Saturne. Comment ce sujet s’est-il imposé à vous ?
J’ai suivi une conférence, un peu par hasard, sur l’exploration du système solaire et sur les avancées dans ce domaine. C’est à ce moment-là que j’ai entendu parler de Titan pour la première fois. Je ne savais même pas que Saturne avait plusieurs lunes, je partais de zéro. La conférencière, une spécialiste de Titan, m’a transmis son enthousiasme et j’ai été fascinée par cette lune qui ressemble un peu à la Terre tant par ses paysages que par son cycle liquide.
Titan, comme le Doggerland, est un territoire qui n’est pas imaginaire, mais qui est inaccessible, du moins pour le moment. J’aime l’idée d’arpenter ces endroits inconnus. Si je savais avant d’entrer dans un roman ce que j’allais en faire, il n’y aurait peut-être pas de désir. Quand je me suis lancée, je pensais qu’il existait beaucoup de données sur le sujet, comme pour Mars, que je n’aurai qu’à creuser. Mais j’avais tort : j’ai fait face à des questions qui sont en train de se poser et qui ne trouveront leurs réponses que lorsque l’on recevra les données de la mission Dragonfly, qui arrivera sur Titan en 2034.
Le roman est résolument tourné vers l’espace, mais il pose aussi de nombreuses questions sur la planète Terre et notamment sur le réchauffement climatique, une thématique déjà présente dans Doggerland…
Le réchauffement climatique est l’hors-champ du roman, il apparaît surtout dans l’épilogue, que j’ai pensé comme un atterrissage. Je ne souhaitais pas faire un roman postapocalyptique, il y en a déjà beaucoup qui sortent en ce moment, ni utopique. L’idée, ici, comme dans La Centrale ou Bois 2, c’est vraiment de m’intéresser à l’impact du modèle économique néolibéral sur les communautés et le territoire.
Comment le modèle néo-libéral a-t-il changé le rapport à l’espace ?
Nous sommes passés d’un esprit d’exploration à un esprit de conquête. J’ai été très intéressée en écrivant Sister-ship par le fait que le langage est très important dans la construction du récit autour de l’espace. On le voit quand Kennedy parle en 1962 de “choisir” d’aller sur la Lune ou quand Elon Musk explique qu’il y aura un million de martiens en 2100. Ce n’est pas vrai, mais les investissements sont faits en ce sens.
Aujourd’hui, l’esprit de conquête structure la stratégie du spatial. Ce n’est qu’un discours, une forme de fiction, mais il y a des centaines de milliers d’ingénieurs et de scientifiques qui y adhèrent, parfois simplement parce qu’ils sont passionnés. J’interroge cela aussi dans le roman : tout le monde va dans la même direction, mais avec des motivations différentes.
Est-ce que le fait de ne choisir que des femmes astronautes comme narratrices vous permettait de proposer un contre-récit face à l’imaginaire très viriliste de la conquête spatiale, porté justement par des hommes comme Elon Musk ?
L’équipage de la mission est mixte, mais j’ai en effet tout de suite voulu que l’on entende la voix de trois femmes. Je n’aborde pas de problématiques typiquement féminines dans l’espace, puisqu’elles me semblent mineures. Tout le monde est très vulnérable là-haut. Mais je trouve qu’il y a une logique de domination dans la conquête que ces femmes n’ont pas.
Elles adhèrent à la mission, elles attendent la rencontre avec Titan et elles ont conscience de leurs responsabilités avec une humilité que n’ont pas tous les industriels qui restent à terre et qui sont motivés par les problématiques de prise de risque, de contrôle, de mise en exploitation, de productivisme. Par la logique capitaliste, en somme. Et puis, même si cela bouge, je trouve que la littérature et toute la culture autour de la science-fiction restent très viriles.
Pourquoi avoir choisi la forme du journal de bord pour raconter l’expérience des astronautes ? Aviez-vous le désir d’aller vers un roman plus introspectif ?
Pour moi, ce n’est pas délibérément un journal d’introspection, parce que les astronautes sont vraiment concentrés sur leur mission. Mais je voulais explorer cet entre-deux du voyage où ils sont à la fois dans le quotidien, dans l’action, et dans l’attente de la découverte de Titan. J’avais envie de mettre en scène la communauté, le collectif.
Je spécule, mais je pense que ce genre de voyages est un grand moment de transformation, physique et psychologique. Personne n’a encore jamais vu la Terre disparaître totalement de son champ de vision. Apparemment, la voir de loin est déjà un choc. Quand j’écrivais ces personnages, j’ai commencé à me penser tant que Terrienne, ce qui ne m’était jamais arrivé, puisqu’on ne voit jamais la Terre dans sa globalité, dans son écosystème. On ne mesure pas à quel point elle est exceptionnelle. C’est ce que je dis dans l’épilogue : nous sommes enfermés sous cloche en conflit, en rivalité, en déchirement, alors que nous sommes tous embarqués sur le même vaisseau.
Manque-t-on aujourd’hui de fictions désirables autour de l’exploration spatiale ?
Je pense qu’on manque surtout d’un grand récit positif sur l’avenir, d’une projection d’un futur désirable. Le futur fait peur. Les récits du New Space (incarné notamment par Elon Musk, ndlr) viennent combler ce vide, s’engouffrent dans une brèche. On sent bien que les politiques ont délégué le “grand récit” à des figures charismatiques du milieu économique, à une poignée de milliardaires qui ont lu de la SF et ont baigné dans les Star Wars, Star Trek. Ça rend les fausses mythologies qu’ils construisent séduisantes.
Le roman s’arrête juste avant l’arrivée sur Titan…
Oui, il s’arrête au moment où on touche le sol de Titan, parce qu’il était déjà assez épais. Mais peut-être qu’en 2034, quand on aura de nouvelles données, j’écrirai le tome 2. Et mes astronautes partiront alors en exploration.
Sister-ship d’Élisabeth Filhol (Éditions P.O.L), 320 p., 20 €. En librairie depuis le 22 août 2024.