Les quatre joueuses du match Chine-Taïwan, quart de finale féminin du tournoi de tennis de table par équipe aux JO de Paris 2024, doivent se sentir un peu seules... Mis à part les journalistes chinois, qui exultent à chaque beau point, toute la salle de l'Arena Paris Sud a les yeux rivés dix mètres à leur droite, sur l’autre quart de finale, où se profile la nouvelle épopée des frères Lebrun, en l’occurrence Alexis, l’aîné âgé de 20 ans et le moins bien classé des deux (18ème mondial), associé à Simon Gauzy (31ème) face à l'équipe du Brésil, emmenée par le redoutable Hugo Calderano, troisième mondial. Mais le leader brésilien ne joue pas en début de partie, ce mercredi à 15 heures, il n’est même pas au bord du terrain, à l’inverse de Félix Lebrun (5ème), tête impassible d’adolescent concentré, quelques remarques quand même pendant les temps morts, en tandem avec l’entraîneur Nathanaël Molin.
En double, au contraire du tennis, le choix de la prise de balle n’est pas libre : les joueurs doivent alterner, l’un après l’autre. Devant la contrainte, les échanges sont courts, et les deux doublures brésiliennes, Vitor Ishiy (74e), Guilherme Teodoro (122e), tiennent difficilement la balle blanche sur la table. En moins de cinq minutes, la France empoche le premier set, 11-8. Jubilation générale des 6 800 spectateurs, la salle affiche plein. Surprise, très peu de drapeaux bleu blanc rouge, une foultitude en revanche de drapeaux agités soit bleus, soit rouges, siglés "Allez les bleus", disposés par l’organisation à chaque match de l’équipe tricolore. En tribune centrale, la bannière du "Cul" est là aussi, comprendre le "collectif Ultras Lebrun", les deux Montpelliérains sont en train de devenir des phénomènes, équivalents pongistes de la nouvelle star Léon Marchand.
11-9, le deuxième set a été un peu plus accroché, les deux Français réalisent peu d’attaques mémorables, mais il suffit qu’ils renvoient plusieurs fois la balle pour que les Brésiliens craquent. Alexis Lebrun et Simon Gauzy se lâchent un peu plus dans la troisième manche, quelques coups de poignet subtils pour donner un effet, une défense solide, 11-6, merci, au revoir, bien joué messieurs. Vrombissement de pieds de l'Arena Paris Sud, méthode efficace pour faire monter l’ambiance, et Hugo Calderano apparaît enfin. C’est l’heure du choc face à Félix Lebrun, ou plutôt de la revanche, le Français de 17 ans vient de lui souffler la médaille de bronze en individuel, quatre sets à zéro. Un adversaire d’un autre calibre, toutefois. Calderano propose un jeu plus varié, des attaques parfois fulgurantes, une défense étonnante. Et un drôle de service préféré, en faisant monter la balle trois mètres au-dessus de sa tête, provoquant d’abord quelques rumeurs du public.
Les points défilent à la vitesse d’un coup droit "lebrunesque", 11-6, 11-7, le prodige français maîtrise d’abord son rival. On le sent volcanique, le Français, des cris de célébration à chaque rallye gagné. Troisième set plus accroché, le poing serré d’Alexis vers le clan français, Simon Gauzy debout quand ça devient chaud, le frère Alexis plus distancié, le nez dans la barre énergétique qu’il est en train de manger. Calderano prend le set, 13-11. Aucune panique chez Félix Lebrun, des énormes gifles en coup droit, le troisième mondial réduit à faire l’essuie-glace, et cinq minutes plus tard, la salle chavire pour de bon comme si l’on était au football, la France a gagné. Ça va vite, le ping-pong. Pas encore show-man mais déjà bouillonnant, le numéro un français se tourne vers chaque coin du public pour partager sa joie, tenant sa raquette comme une épée.
Et une ola du public ! Trois tours de la salle, on a compté, pas sûr que les pongistes aient souvent vu ça. La manifestation d’enthousiasme ponctue le magnifique premier set gagné par Alexis Lebrun – oui, le grand frère est déjà de retour à la table, tout va très vite au ping-pong -, 11-6, face au plus obscur Vitor Ishiy. L’outsider se rebiffe pourtant, la ola a à peine le temps de se conclure qu’il a égalisé à une manche partout, en réussissant de belles attaques en puissance.
Mais au tennis de table, il est difficile de battre plus fort que soi. Les coups s’enchaînent à une vitesse telle que la régularité, la capacité à faire moins de fautes, fait rapidement la différence. Alexis Lebrun ne fait pas un très bon match mais prend la troisième manche 11-5, il mène encore 5-2 au moment d’un temps mort qui donne à la salle l’occasion d’entonner une Marseillaise. La suite n’est qu’une formalité, l’aîné des Lebrun achève Ishiy en trois minutes, victoire 3 à 0, musique des Daft Punk à fond et… ola des trois Français en direction des quatre coins du public. "Oooooolé !", répond la salle extatique, comme à la corrida. La France est qualifiée pour les demi-finales du tennis de table par équipes, face à la Chine, et la fièvre Lebrun promet de gagner de nouveaux degrés prochainement. "One more time", crache la stéréo. Le vœu sera probablement exaucé : l’épopée des deux frères est appelée à durer de nombreuses années. Pendant ce temps-là, les grandes favorites chinoises ont battu Taïwan 3-0. Dans l’indifférence générale.