Cette séquence olympique offre finalement une pause rafraichissante après les agitations politiques du printemps, et la France, encore coupée en trois il y a quelques semaines, communie aujourd’hui dans le succès de ses champions. On devine cet élan unanime suffisamment éphémère pour l’apprécier d’autant plus. Au classement des médailles, le pays fait mieux que tenir son rang.
Léon, Félix ! Serions-nous revenus à la Troisième République ? Ces prénoms évoquent en effet la France d’il y a cent vingt ans, quand les messieurs portaient la moustache retroussée, indice d’un nationalisme viril, et s’adonnaient au duel pour un mot de travers. Le régime qui a succédé au Second Empire est resté dans la mémoire collective comme « la République des Jules », puisque les Favre, Simon, Ferry et Grévy ont connu des destins politiques plus ou moins importants durant le dernier tiers du XIXᵉ siècle. On sait que le prénom Jules a connu un regain de forme depuis le début des années 2000. Avec les succès sportifs de Léon Marchand (né en 2002) et de Félix Lebrun (né en 2006), on réalise que d’autres prénoms très « 1905 » ont aussi fait leur réapparition.
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Léon est un prénom qui transcende les clivages. Léon Bloy, Léon Daudet, Léon Blum : du mendiant ingrat au chef du Front Populaire en passant par le pamphlétaire maurrassien, le prénom réconcilie toutes les familles spirituelles de la France. Déjà à l’époque, les Léon pouvaient s’écharper à propos de l’affaire Dreyfus ou pour la traduction d’un vers de Virgile, mais l’amour des lettres arrondissait quand même beaucoup d’angles. Félix Lebrun, lui, fait mieux que de nous évoquer le président Félix Faure, décédé dans les circonstances que l’on sait. Félix Lebrun, c’est un nom qui rappelle aussi Albert Lebrun, aux commandes du pays dans les heures tragiques du printemps 40. Le général de Gaulle l’a définitivement assassiné, en une seule phrase, dans les Mémoires de guerre : « Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État ». A Félix Faure, les excès de la volonté de puissance ; à Albert Lebrun, les excès de l’involonté de puissance.
Des prénoms qui contrastent avec ceux de l’équipe de France de football, défaite en juin dernier par l’Espagne lors du Championnat d’Europe des Nations. Les prénoms américains à la Kylian y côtoient des prénoms à forte connotation communautaire : Youssouf, N’Golo, Ousmane. N’exagérons pas l’ampleur de ce clivage entre le football et les sports olympiques : Alphonse Aréola et Jules Koundé portent aussi avec leurs prénoms un petit côté « Troisième République ».
On aurait tort de prendre à la légère ces questions de prénoms. Au cours de la campagne présidentielle 2022, la polémique du prénom a été réveillée à chaque interview (ou presque) d’Éric Zemmour. Quelques années auparavant, le journaliste devenu candidat avait considéré que la perpétuation des prénoms musulmans parmi les descendants de la deuxième ou de la troisième génération d’immigrés était un signe de refus d’assimilation. Sur le plateau de Thierry Ardisson, en 2018, il avait même déclaré à Hapsatou Sy : « C’est votre prénom qui est une insulte à la France. La France n’est pas une terre vierge, c’est une terre avec une histoire, avec un passé. Votre prénom n’est pas dans l’histoire, vous êtes dans les tréfonds de la France ». Importance démesurée accordée à un choix intime, avaient estimé beaucoup de commentateurs. Pourtant, il n’a pas fallu attendre 2018 pour que transparaissent dans le choix du prénom stratégies sociales et goûts politiques. Au XVIIᵉ siècle, La Bruyère, dans Les Caractères, reprochait aux Grands de son temps d’affectionner les prénoms antiques au détriment des prénoms chrétiens, qui, alors, faisaient « peuple » :
« C’est déjà trop d’avoir avec le peuple une même religion et un même Dieu : quel moyen encore de s’appeler Pierre, Jean, Jacques comme le marchand ou le laboureur ? Pour nous autres grands, ayons recours aux noms profanes : faisons-nous baptiser sous ceux d’Hannibal, de César et de Pompée : c’étaient de grands hommes ; sous celui de Lucrèce : c’était une illustre Romaine ; sous ceux d’Achille, d’Hercule, tous demi-dieux. Et qui nous empêchera de nous faire nommer Jupiter ou Mercure, ou Vénus, ou Adonis ? »
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Ce goût pour les prénoms exotiques parmi les élites résista longtemps. Quand un certain Napoléon Bonaparte commença à faire parler de lui, les aristocrates de son temps trouvaient ce prénom un peu trop original pour un homme d’aussi basse origine et le soupçonnaient de se prénommer en réalité Nicolas. D’après Maurice Agulhon, si le prénom Marianne est peu à peu associé à l’allégorie de la République au cours du XIXᵉ siècle, c’est parce que les gens de la bonne société trouvaient au nouveau régime des origines tout aussi plébéiennes que leurs propres domestiques, qui s’appelaient bien souvent Marie-Anne, prénom doublement et banalement chrétien. Ce n’est que bien plus tard que les prénoms composés sont devenus des apanages de la bourgeoisie (redevenue) catholique.
Plus proche de nous, Fabien Roussel, prénommé ainsi en hommage au Colonel Fabien, membre du PCF et figure de la Résistance, nous montre que le prénom détermine déjà quelque peu les choix politiques de celui qui le porte, et pour paraphraser le titre du film de Jean-Jacques Zilbermann, nous rappelle que tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes.
Alors, que penser du retour des Léon et Félix ? Leur renaissance il y a une vingtaine d’années nous apparait aujourd’hui sur les podiums olympiques. Et peut-être demain dans l’hémicycle, où des enfants plus ou moins bourgeois et centristes ferrailleront contre les prolétariens Jordan et Kévin du Rassemblement National. Rétrospectivement, ce retour des prénoms old school fait l’effet d’une résistance gauloise et un peu snob à la mode des prénoms américains (et italiens) apparue à la fin du siècle dernier, quand les parents des classes populaires prénommaient leurs enfants comme les personnages des séries qu’ils visionnaient à la télé.
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