On peut dire "la" psychanalyse comme "la" médecine, mais ces expressions sont facilement trompeuses car elles regroupent des pratiques disparates. En fait, il y a un monde entre l’homéopathie et la microchirurgie. Il en va de même dans le capharnaüm psychanalytique.
Sigmund Freud (1856-1939) a employé pour la première fois le mot "psychoanalyse" en 1896, à une époque où l’expression "analyse psychologique" était courante. Freud désignait par là l’analyse psychologique de son mentor Josef Breuer, analyse qui visait à "décharger" des émotions réprimées. Le mot a été rapidement utilisé par des psychiatres germanophones qui ne se référaient pas à Freud et qui écrivaient "Psychanalyse" sans "o", se moquant de Freud qui ignorait les règles de la formation de mots composés à partir du grec. En allemand comme en français, on ne dit pas "psychoiatre" ou "psychoasthénique", mais "psychiatre", "psychasthénique"…
Dès que des confrères de Freud ont tenu des réunions chez lui en 1902, leur façon de pratiquer et de théoriser leurs découvertes ont considérablement différé. Plusieurs pratiquaient en face à face car ils estimaient que le divan mettait le patient en situation d’infériorité. Des conflits d’interprétation de rêves et de troubles mentaux sont très rapidement apparus et ont donné lieu à la formation d’écoles psychanalytiques rivales. En 1911, Adler fonde la "Société pour la libre recherche psychanalytique", l’année suivante Stekel fonde l’"Institut de psychanalyse active". En 1913, Jung quitte la jeune association freudienne et dénomme "psychologie analytique" sa façon de psychanalyser. Freud a réagi en tentant de labelliser le mot "psychanalyse". Il déclare en 1914 : "Personne ne peut savoir, mieux que moi, ce qu’est la psychanalyse, en quoi elle diffère d’autres façons d’explorer la vie psychique et ce qui doit être désigné par ce terme". N’empêche : le mot va être utilisé par d’autres psys et le public pour désigner l’analyse psychologique de comportements, de phénomènes sociaux et de productions culturelles.
Au fil du temps, les théories psychanalytiques se sont développées comme les théologies : des variations infinies, formulées dans un jargon savant, basées sur des textes sacrés. Les critiques s’entendent alors répondre : nous n’en sommes plus à une interprétation littérale, le sens véritable est ailleurs.
La diversité des psychanalyses et leur manque de scientificité tient à trois pièges. Le premier est l’invocation inconsidérée de l’inconscient. Il y a incontestablement des processus inconscients. On en parle depuis l’Antiquité et surtout depuis le XVIIIe siècle avec Leibniz. Toutefois, l’inconscient est toujours induit, deviné, supposé pour expliquer des phénomènes observables. On peut très facilement tirer de l’inconscient ce qu’on veut, comme le magicien des lapins de son chapeau : un désir réprimé, un souvenir soi-disant refoulé, un fantasme sexuel, des archétypes, la volonté de puissance, un traumatisme transgénérationnel, etc. Chaque école de psychanalyse a son "inconscient" où elle puise ses explications, en utilisant la référence au passé, des symboles, des jeux de mots, et l’affirmation que le sens "vrai" est l’inverse du manifeste.
Deuxième piège : l’analyste ne réagit qu’à ce qui, dans le flot des paroles de l’analysé, est conforme à sa théorie. Le reste est considéré comme inintéressant ou "résistance" à reconnaître le "refoulé". Dès lors, l’analysé est conditionné à chercher la solution de ses problèmes en suivant la piste suggérée par l’analyste. La cure est un conditionnement au long cours.
Troisième piège : l’analyste a subi une longue analyse didactique durant laquelle il a été conditionné à découvrir dans son inconscient les dogmes de son école. Ensuite, au cours de ses traitements, les réactions des analysés à ses interventions le convainquent sans cesse de la vérité des dogmes, soit que les analysés approuvent ses explications, soit qu’ils se rebiffent, ce qui est pour lui signe de "dénégation", d’une "résistance" qui prouve ses explications.
Il y a différentes façons d’envisager les psychanalyses. Moi-même j’ai adopté tour à tour deux perspectives opposées sur la freudienne : celle de l’adepte, quand j’étais étudiant, puis thésard et psychanalyste ; ensuite celle du critique qui a observé les résultats médiocres de la cure et qui a lu des contestataires. Une place de choix revient à l’épistémologue Karl Popper, un temps séduit par la facilité des interprétations, tant freudiennes qu’adlériennes, et qui a fini par comprendre que cette facilité résultait de l’absence de critères objectifs et signait l’absence de scientificité.
Une autre lecture qui a bouleversé ma foi est le monumental ouvrage de Henri Ellenberger A la découverte de l’inconscient (1974). Il m’a appris que ce qui est valable dans la psychanalyse n’est pas des découvertes de Freud (par exemple l’importance de la sexualité depuis l’enfance) et que ce qui spécifie les thèses freudiennes est éminemment discutable (par exemple que "la succion du sein de la mère est le modèle jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure"). Ellenberger, lui-même formé à la psychanalyse, a fait un travail d’historien qui a démonté deux légendes générées par Freud : celle du héros solitaire en butte à une armée d’ennemis et celle de son originalité absolue. D’autre part, il a découvert dans un institut psychiatrique suisse les rapports relatifs à la première psychanalysée, Anna O., dont Freud proclamait qu’elle avait été guérie de tous ses maux grâce à la "cure par la parole". En réalité, l’état de la patiente s’était dégradé à un point tel qu’elle avait dû être placée dans cet établissement où elle est restée plusieurs années.
L’ouverture progressive d’archives a montré que Freud a menti sur ses observations. Par exemple, il dit vers 1925 qu’il avait été induit en erreur par les patientes qui racontaient spontanément des récits de séductions subies dans l’enfance. En réalité, trente ans plus tôt il écrivait qu’il fallait "arracher morceaux par morceaux" ces récits. Il a aussi menti sur ses résultats thérapeutiques, allant jusqu’à inventer des patients.
Le freudisme a encore été remis en question par des observations méthodiques d’implications vérifiables-réfutables de théories. Depuis les années 1930, des psychologues américains ont montré, par exemple concernant le complexe d’Œdipe, que les enfants entre 3 et 5 ans préfèrent plus souvent le parent du sexe opposé au leur, mais que c’est loin d’être une règle absolue. Quant à l’universalité du complexe d’Œdipe tel que Freud l’a défini (désir de relations sexuelles avec la mère [mit der Mutter sexuell verkehren]" et souhait d’éliminer le père [der Vater töten]), ce n’est envisageable que si on invoque l’inconscient et qu’on joue avec des symboles et des jeux de mots.
Une erreur constante de Freud est la généralisation abusive. En 1895, il fait un rêve qu’il interprète comme la réalisation d’un désir. Aussitôt il croit avoir "dévoilé le mystère des rêves" (sic) et il maintiendra, envers et contre tout, que les rêves sont toujours la réalisation d’un désir, même les pires cauchemars. En 1897, une lettre de son ami Fliess lui rappelle qu’enfant il a désiré sexuellement sa mère. Aussitôt il écrit à Fliess : "Je considère le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père comme un événement général de la prime enfance." Il en va de même pour l’explication des troubles mentaux, invariablement ramenés à des pulsions, des souvenirs ou des fantasmes sexuels refoulés. Ses dernières lignes, deux semaines avant de mourir, répètent sous forme d’énoncé absolument général : "L’ultime fondement de toutes les inhibitions intellectuelles et des inhibitions au travail semble être l’inhibition de l’onanisme enfantin. La sexualité infantile a ici encore une fois fixé un prototype."
Jacques Lacan (1901-1981) est le psychanalyste qui a fait de la France le pays le plus psychanalytique d’Europe. Il a commencé par exhorter au "retour à Freud" en dénonçant le bazar psychanalytique : "Quand, pour l’heure on observe la façon dont les divers praticiens de l’analyse pensent, expriment, conçoivent leur technique, on se dit que les choses en sont à un point qu’il n’est pas exagéré d’appeler la confusion la plus radicale" (Les écrits techniques de Freud. Le Séminaire. Livre 1 (1953-1954), Seuil). Toutefois, il a développé une psychanalyse très différente de celle de Freud. Pour le Viennois, l’inconscient est constitué surtout de souvenirs sexuels refoulés et de pulsions sexuelles réprimées. Pour le Parisien, "l’inconscient est la somme des effets de la parole sur un sujet, à ce niveau où le sujet se constitue des effets du signifiant" (Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil). Pour lui, l’inconscient se déchiffre surtout par des jeux de mots. Si vous dites à un lacanien "ne me prenez pas au mot", il entend : "ne me prenez pas pour un homo".
Freud souhaitait guérir ses patients. Lacan conviait ses analysants à une démarche ascétique aux résultats difficilement objectivables : "La question de la terminaison de l’analyse est celle du moment où la satisfaction du sujet trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun, c’est-à-dire de tous ceux qu’elle s’associe dans une œuvre humaine" (Ecrits, Seuil). Lacan a fini par brocarder la base du freudisme : "Freud a inventé cette histoire, il faut bien le dire assez loufoque, qu’on appelle l’inconscient ; et l’inconscient est peut-être un délire freudien. L’inconscient, ça explique tout mais, comme l’a bien articulé un nommé Karl Popper, ça explique trop. C’est une conjecture qui ne peut pas avoir de réfutation" (Lettres de l’Ecole, n°25, Bulletin intérieur de l’École freudienne de Paris, volume II).
Une différence radicale entre Freud et Lacan est la façon de s’exprimer. Le premier voulait se faire comprendre. Lacan utilisait une phraséologie quasi incompréhensible. Ses dévots imaginent que ses paroles sont des révélations, réservées à une élite, de l’arrière-monde psy. Ils croient comprendre ses textes car ils se meuvent à travers eux en passant de mots qu’ils comprennent à d’autres mots qu’ils comprennent, comme une grenouille qui traverse un marais en sautant de nénuphars en nénuphars.
Le succès de Lacan en France tient surtout au fait qu’il a facilité l’accès au titre de psychanalyste. Après que ses analyses didactiques n’ont plus été validées par l’Association internationale de psychanalyse à cause des séances "à durée variable", invariablement courtes ou minuscules, Lacan a créé sa propre école et n’a plus eu d’autre exigence pour le titre d’analyste que l’analyse didactique et l’assistance à des séminaires. La formation antérieure n’a plus d’importance. Le nombre d’analystes lacaniens a alors explosé.
D’autre part, Lacan a séduit des intellectuels par sa formulation de la psychanalyse dans le jargon de philosophes à la mode, en particulier Hegel et Heidegger. Enfin, il a surfé sur des leitmotivs de Mai 68 : libérer le désir, transgresser, jouir sans entrave. Lacan était un illusionniste. Son talent oratoire était celui d’un chaman, son érudition était gigantesque, sa rigueur scientifique était nulle.
Comme son ami Lacan, Françoise Dolto (1908-1988) a profité de Mai 68. Beaucoup de parents se sont trouvés déboussolés et la demande de psys a explosé. Dolto a donné des conseils d’éducation sur Europe 1 et France Inter. Une de ses idées fortes est empruntée au philosophe Emmanuel Mounier, fondateur du personnalisme, qui enseignait qu’il faut considérer l’enfant comme une personne dès la naissance. Mais Dolto est allée beaucoup plus loin. Elle dira par exemple : "Un enfant, aidez-le à être égoïste ! Non pas que vous lui donniez l’exemple de l’être, mais aidez-le, lui, à être égoïste ! Il deviendra le plus généreux des êtres, s’il pense à ce qu’il désire, s’il va jusqu’au bout de ce qu’il désire, s’il prend le risque de ce qu’il désire" (Les Chemins de l’éducation, Gallimard).
Les admirateurs de Dolto s’arrêtent à des affirmations de bon sens, des enseignements chrétiens et ils sautent les aberrations freudo-lacaniennes, dont voici un échantillon : "Le complexe d’Œdipe expliquerait pourquoi le Moi des femmes est la plupart du temps plus faible que celui des hommes et contribuerait à expliquer aussi pourquoi leur Sur-Moi est rudimentaire (sauf les cas de névroses). […] "C’est parce qu’elle n’a pas de Sur-Moi — parce qu’elle en a moins — que la femme apparaît "pleine de grâce", c’est-à-dire de présence. Remarquez comment l’enfant qui n’a pas de Sur-Moi est lui aussi plein de grâce" (Psychanalyse et pédiatrie, Seuil).
Le mouvement intellectuel issu des spéculations de Freud a produit peu de données scientifiques, mais il continue à enchanter les amateurs de contes psychologiques.
*Jacques Van Rillaer est professeur émérite de psychologie à l’université de Louvain. Il est notamment l’auteur des Désillusions de la psychanalyse (Mardaga, 2021) et le coauteur du Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes, 2005).