C’est devant Le Motel (Paris 11e, passage Josset) que je retrouve, ou plutôt rencontre Patrick Eudeline. Un ami est déjà sur les lieux, armé de son appareil photo. Au loin, je les aperçois ensemble. M’approchant, je découvre la petite silhouette désarticulée qui se contorsionne face à l’objectif de Quentin. Accrochées sur ce squelette comme au bout d’une falaise fatiguée : de belles et longues mains expressionnistes.
Je les rejoins, me présente, salue Eudeline : ses cheveux longs et fins sont plaqués en arrière avec du gel, le visage marqué et griffé d’un doux sourire me renvoie à mille souvenirs de papier glacé. L’homme est charmant, immédiatement ; d’une courtoisie et d’une politesse qui détonnent avec l’image que l’on pourrait s’en faire, dans cette tenue toujours impeccable de dandy de cuir portant le foulard comme personne.
Quentin le photographie sous tous les angles, lui demande de bouger une main, de croiser ses jambes, de montrer ses bottes, d’enlever ses Ray-Ban Aviator malgré les réticences du modèle (« Pas trop longtemps non plus ! »). Chaque geste, chaque pose semble juste et personnel : nous avons affaire à un professionnel (« Il faut dire que ça commence à faire longtemps »).
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Nous entrons dans Le Motel, la séance photo se prolonge. « Baissez un peu votre menton plutôt, oui, oui, comme ça, voilà ! Très bien ! » Eudeline a l’air d’un docile enfant de 10 ans aux attitudes précieuses et étudiées. Un enfant de 10 ans qui aurait usé de substances à haute dose pendant quelques décennies. Son arrivée a instantanément changé quelque chose à l’atmosphère du bar ; les regards se tournent vers ce physique extraordinaire et bien connu. Je lui demande ce qu’il veut boire : « Un Coca-Cola ! » me répond-il.
Nous nous installons à une table ronde, face à face. L’entretien commence : « Patrick, ton album s’appelle Comme avant : alors, le rock n’roll, musique réactionnaire ? » La machine se met en marche, sans mal. Il est bavard, ses phrases sont agiles, la passion est là, les souvenirs se déploient, le dégoût du présent le stimule : « Il suffit de regarder la gueule des paquets de cigarettes de nos jours pour être réactionnaire. » Sa voix est faible, cassée. (« J’ai répété hier, il va falloir que je me repose. ») Il regarde dédaigneusement le Breizh Cola posé sur la table : « Je ne suis pas sûr que ça dynamise comme le vrai Coca, mais ce n’est pas grave, passons… » Il boit une gorgée et développe : « Être réactionnaire au temps de Georges Pompidou et l’être aujourd’hui n’a plus le même sens. Aujourd’hui, il y a des choses qui me hérissent politiquement, dans l’art et j’en passe, qui devraient hérisser toute personne normalement constituée. »
Quand je parle, il s’approche de mon visage comme pour attraper les mots qui sortent de ma bouche. Je le regarde, naviguant en moi-même : je pense à ses articles dans les Rock & Folk que je volais à mon frère à 14 ans, à Johnny Thunders, à cet ancien combattant de la guerre des vices qui est là devant moi, se livrant avec plaisir dans une conversation où il a l’extrême grâce d’être aussi attentif à mes propos que je le suis aux siens. Quentin tourne autour de nous comme un danseur qui valserait sans bruit en attrapant des images au vol.
Celui qui était le rock critic le plus célèbre de France (avec son ami Philippe Manœuvre) est aujourd’hui black-listé. Il écrit maintenant le plus souvent pour des journaux marqués à droite. « Causeur est le seul magazine que j’achète. C’est excellent, j’y apprends toujours des choses ! » Il continue : « De toute façon, si je voulais de nouveau travailler à Libération, comme je l’ai fait dans les années 1980, ce serait impossible, ils ne voudraient plus de moi : ma réputation, mon image grotesque de Zemmour du rock m’ont condamné à ne plus pouvoir travailler avec ces gens. Mais si je leur dis, citez-moi une seule phrase que j’ai écrite que vous trouvez intolérable, ils ne trouveront rien à dire ! Il n’y a évidemment rien de raciste, d’homophobe, ou de je ne sais quoi chez moi. » Il conclut, imparable : « Tout est mal interprété, mal compris. Les valeurs se sont inversées sans que beaucoup ne le remarquent : la tolérance, la liberté, la haine de la censure, toutes ces idées qui étaient traditionnellement de gauche sont passées à droite. »
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Nous en venons à ce pour quoi nous sommes face à face (du moins, je crois) : son album. Cela fait des années qu’il travaille dessus : peut-on le croire ? Oui, on peut. Doit-on le croire ? Non. Il n’est pas tout à fait certain qu’Eudeline ait travaillé sur ces dix titres depuis presque vingt ans (dix-huit années, pour être précis, nous séparent de son précédent album Mauvaise étoile). Peu importe. Il a tout fait lui-même, de la moindre grosse caisse jusqu’au mastering. (« Ça n’existe pas la création collective. ») Ce disque, à la fois infiniment touchant et superbement inactuel, est un vaisseau fantôme d’une singularité si forte qu’il désarme la moindre envie de reproche (on pourrait dire la même chose d’Eudeline lui-même).
Lorsque l’on tente de parler d’avenir, il est dubitatif : l’idée de futur lui est étrangère. Plus encore à propos du rock n’roll : « Il peut y avoir des personnalités et des artistes intéressants qui émergent mais culturellement, l’énergie n’est plus suffisante pour qu’un tel mouvement d’ampleur perdure : il vivote grâce au capitalisme qui a récupéré le rock, le punk, mais musicalement c’est un mort-vivant. »
Eudeline, lui, au travers d’une vie boiteuse et passionnée, reste une figure culte de cet ouragan qu’a été le rock n’roll. Le voir, le rencontrer, c’est ne pas oublier qu’un monde d’avant a existé ; c’est avoir devant les yeux une relique d’un temps perdu qui devrait faire honte, par sa liberté et sa verve, aux êtres nouveaux qui, si leur santé est fière, sont pour beaucoup séniles par leur crétinisme et leur conformisme. Alors, souhaitons à Eudeline de passer les tempêtes et de continuer comme avant.
À écouter
Patrick Eudeline, Comme avant, Deviation Records, 2024.
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