Sauver le monde est-il déjà passé de mode ? Les startupers écolos sont éclipsés depuis deux ans par les génies de l’intelligence artificielle. Ces vents contraires ne font cependant pas dévier d’un pouce la course de Harald Mix. Regard doux, manières courtoises, ce milliardaire suédois de 64 ans est de toutes les aventures écologiques via Altor, la firme de capital-investissement qu’il dirige et Vargas, cette holding lancée avec Carl-Erik Lagercrantz et véritable fabrique à start-up vertes.
Dans l’écurie de celle-ci : Northvolt, le champion européen des batteries électriques dont le carnet de commandes dépasse les 50 milliards de dollars, H2 Green Steel qui construit une vaste aciérie verte près du cercle arctique ou encore le spécialiste du stockage d’énergie Polarium. Un catalogue qui vaut à Harald Mix une image de roi Midas de l’écologie. Projets d’envergure, levées de fonds spectaculaires… Tout ce qu’il touche se transforme en or. En haut d’un immeuble de la belle avenue Jakobsgatan à Stockholm, l’homme reçoit avec affabilité. Sur la table, des pâtisseries locales exhalent leur arôme de cannelle. A l’écran, pas de photo "inspirante" ni de slogan grandiloquent. Tableaux, graphiques… Des chiffres précis dessinent une voie claire. Rationnelle.
Harald Mix a deux bonnes nouvelles pour ceux que le réchauffement climatique empêche de dormir. "La première est que nous avons à l’heure actuelle les technologies nécessaires pour répondre à une grande partie des défis de la transition. La deuxième, que cela constitue une formidable opportunité économique." Père de trois enfants, le Suédois se soucie de l’avenir de sa progéniture. Mais après avoir étudié dans les universités américaines de Brown et Harvard puis roulé sa bosse pendant près de quarante ans dans le capital investissement, il sait que les discours à trémolos ne régleront pas le problème. Il faut étudier la question avec pragmatisme. Rallier ceux qui font tourner l’économie. Alors, quand certains arrosent de soupe tournesols ou Joconde, lui fait posément ses calculs. Engrange, grâce à sa mémoire photographique, les données de ce problème à mille inconnues.
La route à emprunter n’est pas simple, il en convient. "Cleantech", "greentech", "climate tech"… Quel que soit le sobriquet dont on les affuble, la famille des innovations vertes est à part dans le vaste secteur de la tech. Un monde la sépare du Web, du software, cette économie de l’immatériel où l’on peut scaler - changer d’échelle - aisément. Ici, on ne parle pas en zéro et en un, en GIF ou en slides, mais en usines. En bobines de cuivre. En litres de produits chimiques. "C’est un domaine très gourmand en capital, tout l’opposé de ce que recherchent d’ordinaire les capitaux risqueurs", note, amusé, Harald Mix. Un secteur, de fait, moins flexible que le numérique, où l’on peut réduire la voilure en cas de coup dur.
La Fabrique de l’industrie, un laboratoire d’idées français, alerte sur l’avance des Etats-Unis et des pays asiatiques dans nombre de technologies liées à la transition énergétique. "Ils concentrent très souvent la majorité des brevets déposés", pointe Sonia Bellit, docteure en économie et cheffe de projet au sein du think tank. Avec les grasses subventions de son Inflation Reduction Act (IRA), l’Oncle Sam s’est transformé en véritable aimant à cleantech. La Chine donne encore plus de fil à retordre aux champions de Harald Mix. L’empire du Milieu a investi des sommes colossales dans le développement des technologies vertes – panneaux solaires, voitures électriques, éoliennes, etc. Résultat, ses filières sont aujourd’hui ultra-compétitives. "Dans la fabrication de batteries, l’Europe est loin de d’avoir à ce jour assez de main-d’œuvre spécialisée. La Chine, elle, a désormais une expertise de 12 à 15 ans. Et elle a développé toute la machinerie adéquate pour cette industrie", observe Jean-Marie Tarascon, professeur au Collège de France, spécialiste renommé de la chimie du solide. Pékin a, de plus, la main sur une grande partie des matières premières dont ont besoin les clean tech : elle raffine 67 % du lithium et 95 % du manganèse, contrôle 40 % de la production de cobalt et 78 % de celle de graphite.
Le match n’est-il pas déjà joué ? Non, assure Harald Mix qui vante le positionnement haut de gamme, plus vert, de ses poulains. Et le contexte géopolitique : "Il est peu probable que l’Europe se satisfasse de dépendre totalement de la Chine en la matière."
Un optimisme débridé ? Face aux défis qui attendent l’humanité, "on ne peut pas se permettre d’être pessimiste", tranche-t-il. Naïf ? Aux yeux d’un Français, peut-être. A Stockholm, il n’a rien d’un ovni. Les Suédois ont de longue date érigé le collectif en art de vivre. Les frivolités de la Silicon Valley les laissent de marbre. "Si vous voulez devenir un héros ici, vous devez proposer des solutions pour le bien commun", explique Marie-Claire Maxwell, responsable des zones Amériques, Moyen-Orient et Afrique au sein de Business Sweden, l’agence nationale de soutien à l’export et aux investissements. Les Suédois n’ont pas peur de prendre des risques. "C’est l’esprit Viking, juge-t-elle. Mais le fait que notre modèle social soit très sécurisant aide, c’est vrai, à se montrer audacieux."
Les entrepreneurs locaux savent aussi faire grandir leurs projets. Quelques grandes familles telles les Wallenberg ont de longue date soutenu les sociétés du pays. "La Suède a une vraie culture de la Bourse", pointe également Laurent Saint-Martin, directeur général de Business France, à l’occasion d’un déplacement sur place. Ces dix dernières années, 501 entreprises se sont cotées à Stockholm. C’est plus que toutes les introductions en Bourse de la France, l’Allemagne, l’Espagne et les Pays-Bas combinés.
Le pays a enfin un atout incomparable pour réussir dans les clean tech : son énergie verte, abondante et peu coûteuse. Göta älv, Ångermanälven, Luleälven… Ces fleuves majestueux font de la Suède un géant de l’hydroélectricité. Et le Nord sauvage "offre des conditions optimales pour l’éolien", pointe Harald Mix. Conséquence : 98 % de l’électricité du pays est d’ores et déjà décarbonée.
Comme lui, beaucoup d’entrepreneurs tech du pays s’attaquent aux grands défis de l’humanité, en particulier la transition climatique. Les start-up à impact ont attiré 75 % des investissements en capital-risque l’an dernier. Et la quasi-totalité - 96 % - de ceux dits "late stage" qui ciblent des entreprises plus matures. Le marché suédois étant étriqué, avec seulement 11 millions d’habitants, les start-upers vikings s’élancent à la conquête du monde. "De manière plus civilisée qu’avant" rassure Sophie Maillard, du cabinet de recrutement Lincoln Nordics.
Mix est le fruit de cette culture. Mais il a sa botte secrète. Sa méthode pour produire des licornes en série. Première étape : viser haut. On ne perd pas de temps, ici, sur de petits écogestes à l’impact flou. On ouvre les vrais dossiers. Transport, sidérurgie, textile… Tous les marchés qui ont un impact carbone herculéen - à lui seul, l’acier pèse 8 % des émissions mondiales. Et qui, accessoirement, représentent des centaines de milliards de dollars de business.
Une fois qu’un domaine titille leur intérêt, l’entrepreneur et ses équipes se posent une question : existe-t-il dans ce secteur une technologie éprouvée pour réduire les émissions ? "Dans bien des cas, elle existe, le défi est de la développer à très grande échelle ", précise le Suédois.
L’étape suivante est clef : décortiquer les régulations de l’UE. "On ne réalise pas la chance qu’on a, en Europe, d’avoir un prix du carbone", assure Harald Mix. Ce cadre donne un cap et des règles de calcul claires pour évaluer la viabilité des modèles économiques dans le secteur. Certes, le prix du carbone était bas jusqu’ici. Mais Bruxelles le fait monter en puissance. "Progressivement, les allocations de quotas gratuits aux industriels européens vont se réduire. Et l’UE va commencer à faire payer plus cher l’importation de produits fabriqués avec des technologies fossiles", explique Jules Besnainou, directeur de Cleantech for Europe. Qu’ils soient dans l’automobile, le BTP, ou ailleurs, les industriels européens savent que l’échéance approche.
Un courant de fond qui porte le drakkar de Harald Mix à toute allure. Et lui permet de "dérisquer" ses projets. Car le Suédois a une martingale pour faire grossir les entreprises qu’il aide à lancer et à se développer : nouer des partenariats de long terme avec des industriels qui cherchent désespérément comment s’adapter à ces nouvelles règles du jeu.
"S’il y a quelques années, j’étais allé voir un constructeur automobile en lui proposant de s’engager durablement à acheter un peu plus cher de l’acier fabriqué dans une usine qui n’existe pas encore, je ne pense pas que le rendez-vous aurait duré très longtemps", confesse-t-il dans un rire. Aujourd’hui, ces groupes savent que le fait de ne pas suivre le calendrier de décarbonation européen peut leur coûter cher.
Alors, quand les pépites de Harald Mix viennent avec un plan clair, des chiffres précis et des contrats longue durée, les grands donneurs d’ordre sont prêts à monter à bord. "H2 Green Steel a signé 13 milliards d’euros de commandes avant d’avoir commencé à construire sa première usine", illustre l’intéressé. Des prises qui lui assurent d’être reçu avec égard quand il va toquer aux portes des banques pour obtenir les milliards nécessaires à ses projets. "En France, on ne sait pas faire ça, regrette un bon connaisseur du secteur. Grands groupes, PME et start-up évoluent dans des mondes parallèles."
Dernier étage de la fusée : trouver les professionnels suffisamment larges d’épaule pour porter ces ambitions colossales. Avec une population si réduite, c’est le point faible de la Suède. "La bataille pour les talents est féroce", confirme-t-on chez Norrsken, fonds de capital-risque suédois spécialisé dans les technologies à impact. A ce petit jeu, Harald Mix n’est pas manchot. Aux manettes de H2 Green Steel se trouve ainsi Henrik Henriksson, ancien PDG de Scania, le géant local du camion. Et à celles de Northvolt - dont Vargas détient 7 % du capital -, Peter Carlsson, un ancien de Tesla.
Séparée de Stockholm par une centaine de kilomètres de prairies éclatantes, la paisible Västerås abrite le centre R & D de ce champion des batteries vertes. Les bureaux sont épurés. Spacieux. De grands écrans y diffusent des informations sur l’entreprise et alertent régulièrement sur les risques de phishing, l’hameçonnage par mail. Pas question d’éventer les secrets de la maison, qui tente de repousser les limites du stockage d’énergie.
La bataille des batteries est loin d’être gagnée. Northvolt a récemment essuyé de douloureux revers. Fin 2023, le patron de Scania s’épanche sur les retards de livraison de ce partenaire. En juin, le média allemand Manager Magazin révèle que BMW a annulé une commande de près de 2 milliards d’euros, pour ce même motif ainsi qu’en raison d’un défaut de qualité des produits. De graves accidents du travail attirent aussi l’attention des médias. Le PDG de l’entreprise a fini par reconnaître, en juillet, que Northvolt avait peut-être été "un peu trop ambitieux", avant d’annoncer un recentrage sur le cœur de l’activité.
"Se différencier des batteries chinoises avec un cycle de fabrication plus vert, un recyclage efficace, c’est très bien. Mais c’est toujours sur le coût que la différence se fait à la fin. D’autant que les Chinois, eux aussi, s’améliorent dans le recyclage des batteries", met en garde un professionnel du secteur. Nombre d’experts s’accordent toutefois à penser que Northvolt reste le mieux placé en Europe pour transformer l’essai. "L’entreprise étant très médiatisée, le moindre problème suscite beaucoup d’attention. Les retards et les soucis de qualité sont en fait très courants au démarrage quand on se lance dans les batteries", confie l’un d’eux.
Il est vrai qu’en huit ans d’existence, l’entreprise, qui emploie désormais près de 6 000 personnes, n’a pas chômé. Northvolt Ett, sa première giga factory, dispose désormais d’une capacité de production de cellules lithium-ion de 16 gigawatts heure - l’équivalent de 300 000 véhicules - et prévoit de multiplier celle-ci quasiment par quatre. Le groupe a également achevé la construction de Revolt, son site de recyclage, et annoncé l’ouverture d’un autre établissement au Canada.
Grâce à ses 6,5 milliards d’euros de financements, H2 Green Steel devrait, de son côté, atteindre une production de 5 millions de tonnes d’acier vert sur son site de Boden d’ici à 2030. Un acier à l’empreinte carbone réduite de 95 % grâce à un processus de fabrication basé sur l’hydrogène vert et l’électricité décarbonée.
Loin de calmer l’appétit d’Harald Mix, ces projets en font naître d’autres. Sa dernière marotte ? Les pompes à chaleur, pré carré de la quatrième start-up lancée par Vargas : Aira. Pas le sujet qui électrise les foules. Mais la démonstration se tient. "Le chauffage est une énorme source d’émissions carbone sur lequel étonnement peu de personnes se penchent, assure-t-il. En Suède, ce problème a été réglé en dix ans grâce aux pompes à chaleur, il n’y a pas de raisons qu’on ne puisse faire de même dans le reste de l’Europe." Des acteurs de poids, allemands notamment, sont déjà solidement implantés sur le marché européen. Le Suédois estime que ce dernier est trop fragmenté et parie qu’il y a un coup à jouer. "On peut rendre cet achat plus simple, moins coûteux. En vendant par exemple la pompe à chaleur sous forme d’abonnement : cela permet au consommateur de faire des économies dès le premier jour."
La holding Vargas se cache aussi derrière Syre ("oxygène" en suédois), joint-venture créée avec le géant du prêt à porter H & M pour scaler le recyclage du textile, en commençant par le polyester. L’équipe a étudié à la loupe une vingtaine de technologies dans le domaine avant d’en acquérir une, jugée économiquement viable. Viser haut, toujours. Le rêve de Harald Mix ? "Que les entreprises de notre portefeuille permettent de réduire de 1 % les émissions de CO2 mondiales le plus vite possible". La Silicon Valley ferait bien d’en prendre de la graine.