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Audrey Kurth Cronin : "Ce que doit faire Israël, s’il veut détruire le Hamas…"

Tout a commencé par une conversation avec un sénateur chevronné peu après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis. "Je n'ai jamais étudié al-Qaïda. J'ai l'impression d'être emporté par une réaction émotionnelle, passionnée et colérique", avait confié cet homme politique à Audrey Kurth Cronin, chercheuse alors spécialisée dans le terrorisme au Congressional Research Service. Avant de lui demander : "Pouvez-vous m'aider à réfléchir à la lutte contre le terrorisme d'un point de vue stratégique ?". C'est ainsi qu'a débuté un projet de recherche qui allait conduire la chercheuse, aujourd'hui directrice du Carnegie Mellon Institute for Strategy & Technology (CMIST) à l'université Carnegie Mellon, à examiner pas moins de 457 campagnes et organisations terroristes sur une période de 150 ans.

Grâce à ces recherches, Audrey Kurth Cronin a établi six modèles historiques de disparition des groupes terroristes : l'échec, le succès, la négociation, la capture ou l'assassinat des chefs, la répression militaire ou la transformation du groupe. Pour L'Express, l'auteure de How Terrorism Ends : Understanding the Decline and Demise of Terrorist Campaigns (Princeton, 2009), examine la fin la plus probable pour le Hamas et analyse si l'approche actuelle du gouvernement israélien en matière de lutte contre le terrorisme permettra d'y parvenir. Entretien.

L'Express : Selon vos recherches, la répression militaire est l'une des six stratégies susceptibles de mettre fin à un groupe terroriste. Après l’attaque du 7 octobre, Israël s'est engagé dans cette voie à Gaza. Est-ce efficace ?

Audrey Kurth Cronin : En règle générale, la stratégie de la répression militaire est coûteuse pour les deux parties et, au regard de l’histoire moderne, son bilan pour mettre fin aux groupes terroristes est médiocre. Prenons le cas de la campagne russe contre les séparatistes en Tchétchénie qui a débuté en 1999 : si elle a conduit à la destruction des principaux groupes séparatistes sur le territoire de la Tchétchénie, elle a également entraîné la mort d'au moins 25 000 civils, le déplacement de centaines de milliers d'autres et la propagation de la menace à l'ensemble de la région du Caucase, voire au-delà. Il en a été de même lorsque, une dizaine d'années plus tard, le gouvernement sri-lankais a eu recours à la répression militaire pour éliminer les Tigres de libération de l'Eelam tamoul : le groupe a été piégé dans une région du nord-est de l'île, ses dirigeants ont été écrasés, mais au détriment de dizaines de milliers de civils qui ont aussi été tués.

Mes recherches indiquent que la répression militaire ne s'avère efficace que lorsque les membres du groupe terroriste ciblé peuvent être séparés de la population générale. Même dans ce cas, elle érode les libertés civiles et endommage le tissu de l'Etat, en particulier les démocraties. Sans compter qu'en l'absence d'une distinction claire entre civils et terroristes, l'opinion publique et la communauté internationale s'interrogent sur ce que défend réellement le gouvernement à l'origine de la répression militaire. Israël n'échappe pas à cette règle.

La stratégie de répression militaire est-elle intrinsèquement vouée à l'échec à Gaza (où les terroristes du Hamas se cachent parmi la population), ou est-ce la manière dont Israël l'utilise qui est mauvaise ?

Israël avait les moyens de répondre à l'attaque terroriste du 7 octobre en optant pour une stratégie militaire plus nuancée. Cependant, faute d'avoir clairement distingué les civils des terroristes, notamment en menant des frappes extrêmement dévastatrices (en particulier des bombardements importants) et en restreignant l'acheminement de l'aide humanitaire à Gaza, sa stratégie s'avère contre-productive : en un sens, elle a aidé le Hamas, puisqu'elle a poussé les civils palestiniens de Gaza, en particulier ceux qui étaient depuis longtemps ambivalents à l'égard du pouvoir du Hamas, à se rapprocher du groupe. Sans compter qu'elle contribue également à éroder le soutien de la communauté internationale.

Comment Israël peut-il adapter sa stratégie ?

Certains experts affirment que le cœur du problème est l'Iran, et non le Hamas. Leur logique est la suivante : puisque l'Iran soutient, arme et finance le groupe terroriste, l'Iran devrait être la cible. Mais cela ne ferait qu'aggraver la situation. Nous en avons eu un aperçu en avril dernier, lorsqu'Israël et l'Iran se sont livrés à des attaques mutuelles sans précédent, au point d'augmenter le risque d'une conflagration régionale.

Ce qu'Israël devrait faire aujourd'hui, c'est inciter les civils palestiniens à se retourner contre le Hamas, leur montrer qu'il existe une alternative au soutien du groupe terroriste. En d'autres termes : aider le Hamas à échouer en sapant le soutien de l'opinion publique. Comment Israël peut-il y parvenir ? En donnant aux civils palestiniens l'espoir d'une fin de la guerre et d'un avenir sans le Hamas. Mais pour ce faire, Israël a besoin d'une stratégie politique sérieuse, et pas seulement d'une stratégie militaire.

L'un des moyens pour y parvenir est d'accroître massivement l'aide humanitaire à la population de Gaza, afin de montrer clairement que c'est le Hamas qui est l'ennemi, et non les civils palestiniens. À l'heure actuelle, les civils n'ont aucune issue, aucun endroit où se réfugier, alors même que les attaques militaires israéliennes tuent des dizaines de milliers de leurs proches, amis et voisins, et qu'il n'y a pas de refuge. Un autre élément essentiel est la poursuite des négociations en vue d'un cessez-le-feu, qui sont cruciales pour le succès de la campagne (les négociations sont une autre des six stratégies que j'ai identifiées pour mettre fin à un groupe terroriste).

Pourquoi les négociations sont-elles susceptibles de jouer un rôle dans la disparition du groupe ?

Il existe des preuves historiques de l'efficacité de cette méthode. En Irlande du Nord, en 1998, l'accord du Vendredi saint a mis fin à la campagne terroriste menée par l'Armée républicaine irlandaise provisoire. En Colombie, en 2016, les Forces armées révolutionnaires ont finalement conclu un accord avec le gouvernement pour se normaliser en tant que parti politique. Cela dit, mes recherches ont montré que seuls 18 % environ des groupes terroristes entament des négociations parce qu'ils savent que les pourparlers peuvent être risqués pour eux et qu'ils risquent d'ébranler leur discours selon lequel la violence est leur seule option, parce qu'il n'y a pas d'autre moyen de s'en sortir.

Dans le cas spécifique du Hamas, le groupe mène des négociations directes et indirectes avec Israël depuis des mois. Malheureusement, tant le gouvernement de Netanyahou que les dirigeants du Hamas sont incités à poursuivre la guerre. Le meilleur résultat que nous puissions espérer à l'heure actuelle est un cessez-le-feu immédiat. Mais même si les négociations s'avèrent longues et ardues, le simple fait de les entamer a un effet.

Qu’entendez-vous par là ?

Les différentes stratégies que j'ai identifiées ne s'excluent pas mutuellement. Dans le cas présent, le recours à la stratégie de la négociation va de pair avec une autre stratégie, celle de l'échec du groupe - le scénario le plus courant pour la fin des groupes terroristes au cours du siècle dernier. Dans certains cas, les groupes s'effondrent d'eux-mêmes. Cela peut être dû à des désaccords opérationnels ou idéologiques (l'Armée rouge communiste au Japon au début des années 2000), à des changements de génération (comme dans le cas du groupe d'extrême gauche Weather Underground aux Etats-Unis) ou à la désintégration en factions (comme dans le cas des restes de l'IRA après l'accord du Vendredi saint).

Dans d'autres cas, il s'agit d'une perte de soutien populaire, par exemple parce que les gouvernements finissent par offrir une alternative au groupe, ou simplement parce que le groupe commet une erreur de ciblage qui provoque l'écœurement des personnes pour lesquelles il prétend agir. C'est ce qui s'est passé en 1998, lorsque l’Armée républicaine irlandaise véritable ("Real IRA") a bombardé la petite ville d'Omagh en Irlande du Nord. 29 personnes ont été tuées, dont des enfants. L'événement a horrifié la société et a catalysé le soutien à l'accord du Vendredi saint.

Comment le Hamas pourrait-il finir par s'autodétruire ?

Lors des négociations, le Hamas pourrait bien se diviser sur la direction à prendre et se fragiliser. En outre, le groupe est déjà confronté à la concurrence du Djihad islamique (qui bénéficie également du soutien de l'Iran), et ses dirigeants ne semblent pas totalement synchronisés.

Mais la voie de l'échec la plus probable est la perte du soutien de l'opinion publique. Bien qu'il soit très difficile d'obtenir des sondages précis à Gaza, tout porte à croire que, si les civils palestiniens sont dévastés et furieux contre Israël et sa réponse militaire, ils semblent également en colère contre le Hamas. Il s'agit là d'un terrain propice à une évolution du soutien populaire : la meilleure stratégie antiterroriste pour Israël consiste à donner au Hamas les moyens d'échouer. D'où ma suggestion précédente d'augmenter massivement l'aide humanitaire aux Palestiniens et de redoubler d'efforts dans les négociations.

Les stratégies que vous avez identifiées comprennent également la capture ou l'assassinat d'un chef du groupe terroriste. Après le 7 octobre, Benyamin Netanyahou a annoncé qu'Israël assassinerait tous les dirigeants du Hamas, "où qu'ils se trouvent"...

C'est vrai, mais historiquement, les groupes qui se disloquent ainsi sont généralement assez jeunes (moins de dix ans), structurés hiérarchiquement en interne et caractérisés par un fort culte de la personnalité - à tel point que l'hypothèse de la succession a rarement été envisagée à l'avance. Le Hamas, un groupe très interconnecté qui existe depuis près de quarante ans, n'est pas le genre de groupe pour lequel cette stratégie serait efficace. De plus, Israël a déjà tué le fondateur du Hamas, Ahmed Yassin, en 2004. Si cela avait dû mettre fin au groupe, ce serait déjà fait ! J'ajoute que cette stratégie (depuis octobre, Israël a annoncé avoir tué plus de 100 dirigeants du Hamas) me semble jouer en défaveur du gouvernement israélien, puisque le cercle des cibles potentielles ne cesse de s'élargir, jusqu'aux familles des membres du Hamas.

Par exemple, la frappe menée à Gaza en avril, qui a tué une partie de la famille d'Ismail Haniyeh, a eu un impact politique plus large et involontaire, permettant au leader politique du Hamas de se forger une image de parent éploré...

Vous considérez qu'il est plausible que le Hamas prenne une autre voie, celle de se transformer en quelque chose d'autre qu'un groupe terroriste.

Malheureusement, oui. Si Israël maintient sa stratégie militaire actuelle, le Hamas me semble capable de mobiliser une grande partie de la population et de se transformer en un groupe insurrectionnel à part entière. Au moins à Gaza, mais potentiellement aussi en Cisjordanie, voire en Israël... Tout dépend de la stratégie que le gouvernement israélien privilégiera à l'avenir.

Le scénario final est celui où le groupe terroriste atteint ses objectifs...

Quelques groupes cessent d'exister parce qu'ils atteignent leurs objectifs (déclarés), mais c'est rare - environ 5 % d'entre eux l'ont fait au cours du siècle dernier. Citons par exemple Umkhonto we Sizwe, la branche militaire du Congrès national africain en Afrique du Sud, qui luttait pour mettre fin à l'apartheid, ou l'Irgoun, le groupe militant juif qui a utilisé la méthode terroriste pour jeter les bases de la création d'Israël. Mais le Hamas ne rejoindra pas ce cercle, car il ne peut tout simplement pas atteindre ses objectifs ("la libération complète de la Palestine, du fleuve à la mer").

Israël est fort et bénéficie du soutien des Etats-Unis et d'une grande partie de la communauté internationale. Le Hamas n'éliminera pas et ne peut pas éliminer Israël. Cela dit, Israël n'est pas à l'abri, surtout s'il persiste dans une campagne militaire coûteuse et écrasante qui sape sa propre unité et ses institutions nationales - d'autant plus que la campagne militaire du gouvernement Netanyahou donne manifestement la priorité à la destruction du Hamas plutôt qu'au sauvetage des otages israéliens, ce qui suscite une colère, une division et des protestations croissantes dans de larges pans de l'opinion publique israélienne.

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