Il a suffi d’un voyage aux Etats-Unis, en 2013. Après un séjour dans la Silicon Valley, assorti d’une visite inspirante des locaux de Google, le patron de Florelle Moire lui propose un poste à l’intitulé étonnant, encore extrêmement rare en France : chief happiness officer (CHO), soit "responsable du bonheur en entreprise". Jusqu’ici simple chief officer, missionnée pour gérer les espaces de travail, la communication entre les équipes ou les services généraux de l’entreprise, la salariée devient alors, officiellement, chargée du bien-être de ses collègues. Pour ce faire, elle organise des team buildings entre collaborateurs, aménage les locaux, crée une gazette interne pour mettre en valeur les succès de certains salariés. "Dans les faits, ça n’a pas changé grand-chose à mes missions. C’était surtout un titre un peu tape-à-l’œil, pour mettre en valeur les thématiques importantes de la santé mentale et du bonheur en entreprise", reconnaît aujourd’hui l’ex-CHO.
La Nantaise se souvient de la réticence de certains collègues, "qui ne respectaient pas vraiment cet intitulé", et du sentiment de devoir "se justifier plus qu’auparavant" sur ses missions. Mais, en parallèle, elle observe également "un grand intérêt" de certains DRH pour son travail, et n’hésite pas à prendre la parole dans les médias ou lors de conférences dédiées aux thématiques du bien-être en entreprise. "Le problème, c’est que le poste a vite été sous-estimé et caricaturé, comme si les CHO n’étaient chargés que d’apporter des plateaux de fruits ou d’installer un baby-foot", regrette-t-elle. Loin d’une restructuration profonde de la manière de travailler ou de l’écoute attentive des salariés, de nombreuses entreprises cherchent alors à surfer sur cette mode venue tout droit des Etats-Unis, souvent de manière artificielle.
Laurence Vanhée, elle-même ex-CHO à la Sécurité sociale belge, a assisté à l’essor puis à la chute des happiness managers en entreprise à la fin des années 2010. "Dans beaucoup de start-up, on a confié ces jobs à des jeunes sortis d’école, qui n’avaient absolument pas de poids sur la politique RH, ne connaissaient pas la culture managériale de l’entreprise, n’avaient pas de prise sur la gestion des espaces et de la performance", déplore-t-elle. Ces jeunes recrues, confrontées au défi majeur du "bonheur" de leurs collègues, n’ont bien souvent pas bénéficié des moyens, des leviers de décision ou du soutien hiérarchique leur permettant de mener à bien cette mission. "En 2017 et 2018, je recevais très régulièrement des mails de CHO qui disaient être en burn-out, à qui on reprochait d’avoir dépensé de l’argent pour organiser des anniversaires sans pour autant réduire le taux d’absentéisme. En somme, les dirigeants qui les avaient embauchés n’avaient rien compris au poste", analyse Laurence Vanhée.
Olivier Toussaint, fondateur d’un réseau de CHO en 2017, est tout aussi critique face à l’évolution du métier. "Le titre a été totalement galvaudé. En mettant le curseur sur cette notion cosmétique de snacks gratuits et de tables de ping-pong, on a oublié de rappeler les bases essentielles du bien-être en entreprise : la flexibilité des horaires, l’équilibre entre vie pro et vie perso, le flex office, les options de télétravail ou l’inclusion, thématiques qui commençaient alors à émerger", décrypte-t-il. En 2020, le Covid, son confinement imposé et le sujet urgent de la santé mentale des salariés finissent d’enterrer le poste.
"C’était une espèce de job mal défini, dont la faiblesse principale est qu’il prenait un peu au management, aux RH, au RSE, au marketing… Avec le Covid, tous les sujets de santé psychologique sont montés en haut de la liste, et ont été directement récupérés par les RH", retrace Benoit Serre, vice-président délégué de l’Association nationale des DRH. En quelques mois, les mesures originales ou avant-gardistes mises en place par les CHO ont ainsi été intégrées par la plupart des services RH des entreprises. "Ce sont désormais des thématiques normales, traitées par un métier normal : beaucoup de CHO sont devenus RH, ou se sont reconvertis", explique Benoît Serre. De fait, le réseau de recherche d’emploi Indeed rappelle qu’en ce mois de juillet 2024 le nombre de postes comptant la mention "CHO" ne dépasse pas la dizaine sur sa plateforme.