Il y a quelques années, des roquettes tirées, selon une routine ordinaire depuis Gaza sur un village du sud israélien firent plusieurs victimes civiles, morts et blessés. La riposte israélienne fut, comme à l’accoutumée, immédiate et il y eut un plus grand nombre de victimes à Gaza.
Le lendemain apparut sur les réseaux sociaux un dessin en deux parties. Sur la moitié gauche désignée comme Israël, on voyait un bébé capricieux ou contrarié pleurant bruyamment. De nombreux micros et caméras étaient tournés vers lui. La partie droite, désignée comme Gaza, était jonchée de corps démembrés, sans aucun journaliste pour y prêter attention. Cette image est réapparue à l’automne 2023.
Traduisons le message. Les souffrances israéliennes sont bénignes et suscitent la commisération du monde entier ; les souffrances palestiniennes sont atroces et tout le monde s’en fiche. La chronologie de l’évènement est effacée. Pourquoi les souffrances palestiniennes sont-elles plus graves que les israéliennes ? Sans doute parce que le nombre de victimes est supérieur. Pourquoi les souffrances israéliennes bénéficient-elles de plus de commisération ? Parce que la presse du monde entier a un tropisme israélien ou juif. Il n’y a de vraies victimes que palestiniennes et elles sont négligées par le parti-pris pro-israélien des médias.
Ce dessin est une offense à la morale ordinaire (frapper le premier emporte une responsabilité dont on ne peut s’exonérer en caricaturant ses victimes) et à la morale éternelle selon laquelle une vie humaine a la même valeur que mille (la phrase du Talmud, « qui sauve un enfant sauve le monde entier » se retrouve en substance dans le Coran). Sinon ses auteurs, du moins ses diffuseurs sur internet ont pourtant le sentiment de défendre une juste cause : si la responsabilité de l’initiative de l’affrontement ne compte pas, si la perte des vies arabes est plus scandaleuse que la mort des Israéliens, c’est parce que ceux-là sont victimes, et ceux-ci coupables, d’une injustice historique : le projet sioniste, fondamentalement colonisateur et génocidaire. Ces qualificatifs, qui enjambent tout examen historique, constituent un cadre moral où les Palestiniens deviennent ontologiquement des victimes et les Israéliens des criminels qui ne reçoivent que ce qu’ils ont mérité. Les Israéliens sont les agresseurs et les Palestiniens les agressés quelles que soient la chronologie et les circonstances immédiates des évènements. Nous sommes dans l’univers idéologique du discours « décolonial » et de son fameux « racisme systémique ». Le jugement de l’Histoire a été prononcé une fois pour toutes, on sait où sont les bons et où sont les méchants.
A cette accusation répond, du côté juif, celle d’antisémitisme. Suivant ce point de vue la responsabilité des victimes palestiniennes revient d’abord aux dirigeants palestiniens et à leur stratégie victimaire: lancer des attaques terroristes contre Israël, provoquer ainsi des ripostes violentes faisant de nombreuses victimes civiles pour ensuite engranger auprès de l’opinion publique internationale, grâce à leur médiatisation, le bénéfice politique de la pitié. Quand ce schéma se répète depuis tant d’années, quand il est mis en œuvre à l’échelle et avec le cynisme du 7 octobre dernier, il est difficile de croire que ceux qui refusent de le voir, qui relaient cette propagande, qualifiant la riposte israélienne de génocide du peuple palestinien, ne sont pas affectés d’un certain préjugé. Nullement, rétorquent ceux-ci, on a le droit d’être anti-sioniste, sans se faire traiter d’anti-sémite.
Ces accusations croisées sont psalmodiées par le chœur planétaire d’une tragédie régionale dont le scénario est en grande partie écrit par des acteurs extérieurs. Leur participation directe ou indirecte au conflit l’a figé en un interminable face-à-face et lui confère à une dimension mondiale. Ils sont au nombre de quatre : l’ONU, les Etats arabes et musulmans, les puissances américaines et européennes et enfin le judaïsme mondial.
L’ONU a eu un rôle déterminant dans l’histoire du conflit israélo-arabe : par le plan de partage de 1947, par la litanie de ses résolutions qui sont un moyen récurrent pour ses adversaires de marquer leur opposition au projet national israélien, et surtout par la création en 1949 de l’Office de Secours et de Travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA).
La mise en place de l’URNWA témoigne d’un intérêt particulier des membres de l’ONU (sauf l’URSS, qui s’y était opposée) pour le sort des Arabes palestiniens. Elle fait d’eux en effet la seule population de réfugiés bénéficiant d’une agence onusienne dédiée hors du HCR. L’URNWA, financée par des contributions de pays occidentaux et de pétromonarchies, est un objet politique singulier : elle assure à ses bénéficiaires un statut de réfugié de père en fils depuis 75 ans, elle leur offre des services sociaux (éducation, santé) et à Gaza, avant-même le conflit actuel, assurait déjà la survie matérielle d’une grande partie de la population. Pour ce faire, elle tient un registre de réfugiés qui ressemble fort à un état-civil. Autrement dit, l’ONU a créé une sorte de pro-consulat palestinien, comme une expérimentation locale de son projet sous-jacent de gouvernement mondial régi par le droit international. Cette multilatéralisation d’une lignée de réfugiés a fourni l’infrastructure qui donne consistance à l’idée d’une nation arabe palestinienne. Mais elle est en même temps contradictoire avec un projet national: pourquoi les crédits gérés par l’URNWA ne seraient-ils pas délégués directement, au moins en partie, à l’Autorité palestinienne ? Cette contradiction a éclaté au grand jour quand des employés de l’URNWA se sont trouvés compromis dans l’attaque du 7 octobre dernier. Le monde irénique et subventionné du multilatéralisme s’engrène mal avec celui des passions nationales.
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L’idée d’une nation arabe palestinienne, née au XXe siècle en réaction au peuplement juif de la Palestine, n’a été formellement adoubée par les Etats arabes qu’en 1965 (création de l’OLP) à l’initiative du colonel Nasser et de son sponsor soviétique. Quand, à l’issue de la guerre de 1948, la rive occidentale du Jourdain était passée sous le contrôle de la Jordanie, celle-ci n’avait manifesté aucune intention d’y créer un Etat palestinien. Le refus arabe d’Israël s’est dès lors trouvé doté d’un drapeau, c’est-à-dire d’un emblème sacré capable de focaliser la colère de « la rue arabe » loin de l’impéritie de ses gouvernements. Si utile était le bouc émissaire israélien qu’il n’était pas question de laisser se dissoudre « la question palestinienne ». Une décision, à peu près respectée jusqu’à nos jours, de la Ligue Arabe, fut de refuser la nationalité des pays membres aux réfugiés palestiniens que pourtant ni la langue, ni la religion, ni la culture ne distinguent de leurs propres ressortissants. Aujourd’hui encore l’immense Egypte s’oppose à l’accueil des réfugiés de Gaza. Ce refus fut bien entendu rendu possible par l’action bienveillante de l’URNWA.
Le troisième groupe d’auteurs de la tragédie est constitué des grandes puissances du Nord. La mondialisation du conflit israélo-arabe s’est inscrite dans la guerre froide entre les Etats-Unis et l’URSS. Malgré la tentative du général de Gaulle de desserrer l’étau de la bipolarisation et malgré les efforts du « camp de la paix » en Israël, le conflit israélo-palestinien s’est internationalisé selon la ligne de partage de la guerre froide. L’exception des pétromonarchies du Golfe, le basculement de l’Egypte, n’ont pas fondamentalement bouleversé cette bipartition que la Russie tente aujourd’hui de ressusciter. Elle a sans doute contribué au durcissement du conflit et à l’échec des tentatives de compromis. Non seulement parce qu’elle a fourni les belligérants en armes et le terrorisme palestinien en bases arrières, mais parce que ce conflit a pris pour chaque camp la valeur d’un marqueur idéologique, voire d’une cause sacrée: la défense de l’existence d’Israël, pour « le monde libre », la cause palestinienne pour « le camp progressiste ». Le drapeau palestinien est devenu, dans les rues arabes comme dans les amphithéâtres des universités occidentales celui de la lutte pour la libération des peuples de l’oppression coloniale ou post-coloniale.
Le dernier groupe est celui de la communauté juive mondiale. Si l’idée d’un Etat juif n’est pas antérieure au XIXe siècle, les souvenirs de deux millénaires de persécutions, d’expulsions et de brimades, puis la Shoah, ont ancré en elle la conviction qu’un Etat-refuge pour les Juifs était nécessaire ou du moins légitime. Au XIXe siècle la plus grande partie de cette communauté vivait dans l’empire russe et le refuge rêvé, bien plus que la Palestine, était l’Amérique. Près de deux millions de Juifs russes ont émigré entre 1880 et 1917 en Amérique, constituant ainsi ce qui allait devenir, après l’extermination européenne du XXe siècle, la plus grande communauté juive mondiale hors Israël. La réussite de cette communauté au sein de la première puissance mondiale lui a conféré un poids financier et politique qu’elle a mis au service d’Israël. Cela n’allait pas de soi. L’idée d’une solidarité juive mondiale est un fantasme antisémite qui n’a jamais recouvert la moindre réalité politique. Il n’y a jamais eu de centre des communautés de la diaspora juive. L’alliance Israélite Universelle est une invention française du XIXe siècle dont le rôle ne s’est jamais étendu au-delà de la bienfaisance et de la culture. Et si, dans Mein Kampf, Adolf Hitler prend position contre le sionisme c’est parce qu’il voit dans un Etat juif la possibilité de ce centre (la maison-mère comme disent aujourd’hui Dieudonné et Alain Soral) du complot juif mondial qui le hante.
Les réalignements du Proche-Orient dans le cadre de la guerre froide ont fait passer Israël de la tutelle soviétique (c’est avec des armes tchèques que la Hagana a remporté la victoire en 1948) puis de la coopération avec la France à une alliance inconditionnelle avec les Etats-Unis à partir de1967. L’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), principale organisation du lobbying juif en faveur d’Israël, est créé peu de temps auparavant en 1963.
Cette date (en fait la période 1967-1973) marque un tournant à bien d’autres égards. Les communautés juives bien intégrées de la diaspora, surtout les deux principales, l’américaine et la française, qui jusqu’alors entretenaient un rapport distant et relativement indifférent avec Israël, découvrent en juin 1967 avec effroi que, comme en 1948, l’Etat juif peut disparaître et ses habitants être rejetés à la mer.
C’est aussi la période de la reconnaissance de l’extermination des Juifs d’Europe. Jusqu’alors on ne parlait, comme cela a été encore le cas en URSS jusqu’en 1991 et au-delà, que de « déportés », terme qui noyait dans une catégorie générale incluant les résistants et d’autres nationalités, le massacre incommensurable des communautés juives d’Europe. Comme par un retour de balancier, cette reconnaissance fut suivie d’une sacralisation de la catastrophe, sous le nom « d’unicité de la Shoah ». Cet excès ouvrit une large avenue à un nouvel avatar de l’antisémitisme, le négationnisme. Des intellectuels européens et américains, au nom de l’esprit critique, nièrent l’existence-même de la Shoah censée, selon le plus célèbre des négationnistes, Roger Garaudy, servir de « mythe fondateur de la politique israélienne ». Publié en 1995, son ouvrage eut un grand retentissement dans le monde arabe et musulman.
Les Juifs étaient traditionnellement acceptés en terre d’islam en tant que dhimmis, c’est-à-dire de communauté de rang inférieur. Depuis qu’a commencé à se concrétiser le projet d’un foyer national juif en Palestine, l’opposition qu’il a suscitée n’a naturellement jamais fait de distinction entre sionistes et juifs. A partir de1945, l’afflux des rescapés de la Shoah, le remords européen de la Shoah, ont donné au projet sioniste, en même temps qu’une impulsion décisive, une nouvelle légitimation. Mais, du point de vue arabe, c’est une injustice : ils ne sont pour rien dans l’extermination des Juifs d’Europe, pourquoi devraient-ils en subir les conséquences ? Pis encore, l’ouvrage de Garaudy démontrerait que les Juifs ont forgé ce mythe fallacieux pour légitimer le sionisme. Ainsi a été porté à incandescence le vieux fonds d’anti-judaïsme que le monde musulman n‘avait jamais cessé de partager avec le monde chrétien.
Cet effacement, dans le monde arabe et musulman, de la distinction entre sionistes et Juifs a confirmé aux yeux de nombreux Juifs le caractère antisémite de l’anti-sionisme. Dirigé contre l’Etat d’Israël, l’anti-sionisme arabo-musulman ne concernerait que de loin les Juifs de la diaspora, mais puisqu’il est en même temps un anti-judaïsme, alors il les menace également. La multiplication des incidents et des crimes antisémites dans les pays d’immigration musulmane en fournit une ample confirmation.
Après que, selon le mot de Bernanos, Hitler eût « déshonoré l’anti-sémitisme » celui-ci est devenu tabou dans l’ensemble des pays du Nord. Pour contourner « le mot en J » il a fallu alors inventer un nouveau vocabulaire. Une fois encore le monde soviétique a démontré sa créativité sémantique. Renouant après-guerre avec la tradition des persécutions juives de la Russie. Staline prétend combattre le « cosmopolitisme ». Une quinzaine d’années plus tard, en 1968, Gomulka, pour lancer la dernière vague de persécutions anti-juives en Pologne, s’en prend aux « sionistes » constituant « une cinquième colonne ».
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Evidence du point de vue arabe, ruse langagière en Europe, l’assimilation du judaïsme au sionisme ne suffit cependant pas à confirmer l’idée que l’anti-sionisme est un anti-sémitisme. Qu’est-ce que le sionisme ? Un mouvement politique visant à la création d’un Etat juif en Palestine. Cette option a été largement contestée, y compris par des Juifs, dans toute la première moitié du XXe siècle. Mais depuis 1948 cet Etat existe et, dès lors, l’anti-sionisme prend un tout autre sens : on n’est plus dans un débat de projets mais dans la contestation du droit à l’existence d’un Etat. S’en prendre au sionisme ne peut avoir d’autre signification. Le flou entretenu autour du terme colonisation, – s’agit-il de dénoncer les implantations juives en Cisjordanie ou la colonisation de la Palestine dans son ensemble par les Juifs ? – contribue à ce brouillage sémantique d’où, in fine, le nom d’Israël ressort pour ce qu’il a toujours été, celui du peuple juif. Dès lors qu’en Palestine, mais aussi dans le monde arabe, mais aussi dans le monde soviétique et finalement en Occident, l’anti-sionisme est devenu une façon d’exprimer une haine des Juifs, il n’est pas surprenant que les Juifs du monde entier, non seulement le ressentent ainsi mais se découvrent une communauté de destin avec l’Etat d’Israël.
Mais puisque tout part de là, il faut revenir à la mise en œuvre du projet sioniste en Palestine. Les Juifs se sont-ils fourvoyés, comme on les en accuse, dans un projet d’Etat-nation colonisateur et génocidaire ? Si tel était le cas, ils n’auraient effectivement qu’à s’en prendre à eux-mêmes de la montée de l’anti-sionisme/ anti-sémitisme et des violences que subissent les sionistes/Juifs en Israël et ailleurs.
Le terme colonisation a eu des acceptions variées, parfois positives. Dans le débat qui nous occupe, il renvoie à l’expansion moderne des puissances européennes, c’est-à-dire la conquête, la soumission, l’administration, l’exploitation, et parfois l’extermination des populations locales en vue de leur remplacement par des envahisseurs n’ayant aucun lien avec le territoire conquis. Cette définition constitue la doxa à laquelle renvoie l’accusation de colonialisme adressée à Israël.
Celle-ci est bien entendu contestée par les Israéliens. Le processus qui a abouti à la constitution de l’Etat d’Israël n’est pas celui d’une conquête mais l’arrivée, depuis la fin du XIXe siècle, de vagues successives de réfugiés juifs. Ceux-ci n’avaient pas le sentiment de s’élancer dans des territoires inconnus, comme par exemple en Amérique, mais de retrouver une terre ancestrale. Le nom juif lui-même fut celui de ce territoire, la Judée. Son ancienne capitale, Jérusalem est mentionnée 599 fois dans leur livre sacré. Il ne s’agit pas de se réclamer d’une quelconque primauté (l’actuelle ville de Jéricho est bâtie sur les ruines de 20 villes qui l’ont précédée et certainement toutes n’étaient pas juives), mais d’admettre qu’il existe un lien particulièrement fort des Juifs avec ce territoire, où malgré la destruction de leur Etat il y a dix-huit siècles, des Juifs n’ont jamais cessé d’habiter.
Ont-ils cherché à en déloger les Arabes qui y résidaient majoritairement au XIXe siècle? La malheureuse « punchline » prononcée par un obscur délégué d’un congrès sioniste « Une terre inhabitée pour un peuple sans terre » n’a jamais été reprise par aucun dirigeant du mouvement. Jusqu’à la fin de l’empire ottoman, il s’agissait d’obtenir l’autonomie d’un « foyer national juif » dans le cadre de l’empire. La déclaration Balfour de 1917 reprend ce terme vague. Les projets qui s’affrontent ensuite s’inscrivent entre celui d’un Etat binational juif et arabe, projet défendu notamment par Martin Buber, et celui d’un Etat juif imposé par la force des armes. La série de massacres de Juifs qui commence à Jaffa en1920 et culmine avec la révolte arabe de 1936 imposera la seconde formule. Cette idée, dont les promoteurs voyaient, à partir de 1925, la division de la Palestine mandataire en deux Etats, un juif à l’ouest du Jourdain et un arabe à l’est sur le territoire qui est devenu la Jordanie, n’a pourtant jamais été associée à celle d’expulsion, de nettoyage ethnique et encore moins de génocide. Son promoteur le plus radical, Vladimir Jabotinsky, défend dans son ouvrage de1923 La muraille de fer la nécessité de construire une supériorité militaire juive pour contraindre les Arabes à accepter l’idée d’un Etat à majorité juive : « Notre colonisation ne peut, par conséquent, continuer à se développer que sous la protection d’une force indépendante de la population locale, un mur de fer infranchissable. […] Ensuite seulement les Arabes modérés offriront des suggestions pour des compromis sur des questions pratiques telles qu’une garantie contre l’expulsion, ou l’égalité ou l’autonomie nationale ». Et d’ajouter : « Je suis prêt à jurer, pour nous et nos descendants, que nous ne détruirons jamais cette égalité [de toutes les nations] et que nous ne tenterons jamais d’expulser ou d’opprimer les Arabes ».
De fait, jusqu’en 1948, toutes les terres occupées par les Juifs ont été achetées par eux, beaucoup dans la zone côtière impaludée, aucune n’a été prise par la force. Au contraire, ces implantations juives ont engendré une activité économique qui a suscité au début du XXe siècle l’afflux en Palestine d’une nouvelle population arabe. En 1948, Israël, après avoir réduit ses ambitions territoriales à la moitié de la rive occidentale du Jourdain en acceptant le plan de partage de l’ONU, est attaqué par les forces arabes palestiniennes puis par les armées arabes. La victoire israélienne entraîne l’exode de 600 000 à 800 000 Arabes palestiniens. Les historiens se déchirent sur les causes de cette « Nakhba »: quelle part attribuer à la peur des combats ? à l’effroi suscité par les massacres qui ont, de part et d’autre, jalonné la guerre ? aux mots d’ordre des dirigeants arabes ? aux expulsions forcées par les militaires israéliens ? L’exode fut-il planifié selon un plan secret israélien ? Plus probablement, il fut la conséquence inéluctable d’une escalade de la violence commencée depuis 30 ans.
L’exode des populations a de tous temps été l’un des malheurs de la défaite. Il ne suffit, pas à accréditer l’accusation de génocide. La démographie le dément : la population arabe palestinienne en 1948 était de 900 000 personnes, elle est aujourd’hui de 6 millions, l’ensemble des conflits, guerres et attaques terroristes qui ont opposé Israël aux Arabes de 1948 à 2022 a fait 100 000 victimes arabes et israéliennes. Où est le génocide ?
Et pourquoi ce terme a-t-il surgi à l’occasion de l’actuelle guerre de Gaza dont le nombre de victimes se situe entre 20 000 dont une moitié de combattants selon Israël et 35.000 selon le Hamas, et non des massacres d’une toute autre ampleur qui ont eu lieu récemment en Syrie, au Yémen ou au Soudan ? Pourquoi ceux-ci n’ont -ils pas suscité la même indignation internationale? Le choix d’appliquer ce mot de génocide aux seuls Israéliens, c’est-à-dire précisément à un peuple qui a subi un vrai génocide (élimination de près de 100% de sa moitié est-européenne) ne peut pas ne pas évoquer l’antique malédiction : les Juifs doivent être massacreurs, assassins d’enfants, ou massacrés.
Si dramatique que fut la Nakhba, l’exode concomitant d’un nombre équivalent de Juifs des pays arabes, hors contexte local de guerre, ne le fut pas moins. D’autres expulsions d’ampleur encore plus grande eurent lieu à la même époque en Europe ou à la suite de la partition de l’Inde. Deux générations plus tard, celles-ci n’ont laissé à peu près aucune trace, les réfugiés se sont fondus dans la population des pays frères qui les avaient accueillis (Allemagne, Pologne, Israël, Inde, Pakistan et antérieurement Grèce et Turquie) ou bien sont restés en tant que minorité nationale dans l’ancien territoire. Au vu de l’histoire de frustration, d’humiliation, de terrorisme, de massacres qui a été celle des Palestiniens depuis 1948 et de la situation actuelle de Gaza, il faut avoir des convictions idéologiques bien ancrées pour oser affirmer que cette issue leur eût été moins favorable.
L’Etat d’Israël n’est pas une butte-témoin de l’époque immorale et révolue des colonisations. Pas plus que la Fin de l’Histoire n’a eu lieu en 1991, le temps des déplacements de populations, des heurts de cultures et des dominations n’est derrière nous. La diplomatie et la guerre sont les moyens d’y faire face. Les anathèmes, ou bien relèvent du commentaire ou bien aggravent les maux qu’ils prétendent dénoncer.
La diabolisation d’Israël, qui ravive les braises de l’anti-judaïsme, sert peut-être, à la marge, à influencer les sponsors des belligérants. Pour le monde occidental, c’est avant tout, comme tous les antisémitismes, un exorcisme de ses propres frustrations. Elle empêche les Etats arabes et musulmans, de s’engager dans l’établissement d’un compromis qui ne peut être atteint sans eux. Quant aux protagonistes palestiniens et israéliens, elle les enfonce dans le refus suicidaire du compromis et de la coexistence. Ceux qui brandissent étourdiment le mot de génocide feraient bien d’y songer: évoquer le mal absolu, c’est appeler la violence absolue.
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