Quand on ne sait plus comment se faire comprendre après avoir essayé la parole, la tribune dans la presse, la thèse de troisième cycle, le syndicalisme, l’enseignement, la politique, quand on a essayé l’entrisme dans une multinationale, le retour à la terre, le roman à clefs, quand rien n’a servi à rien, la dernière chose qui reste, aussi dérisoire et désolante qu’elle paraisse, n’en est pas moins celle qu’il faut faire pour être en paix avec sa conscience. La bande dessinée offre l’ultime viatique consolateur sur le chemin du renoncement à tout, quand on se dit qu’après tout notre planète ne compte pour rien au regard de ce que nous savons de l’Univers. Quelle importance que l’humanité l’ait bousillée, elle disparaîtra un jour, c’est programmé, on n’y échappera pas, alors laisse béton, comme dit l’autre.
Eh bien non. C’est plus fort que nous, on proteste, on raconte, on témoigne. C’est du moins ce qu’ont fait Alia Bengana, Claude Baechtold et Antoine Maréchal avec leur album intitulé Béton. Il est publié dans la collection La Cité graphique des Presses de la Cité.
Alia Bengana, commençons par elle, est architecte. Elle a travaillé un peu partout dans le monde ; je ne sais pas quel âge elle a, mais je crois que ce n’est pas une question d’âge, tous les architectes en âge de l’être aujourd’hui, en tout cas ceux qui ont fait leurs études en France, n’ont qu’un seul dieu : Le Corbusier. De son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris. Une sorte de Picasso de l’architecture. Sauf que Le Corbusier faisait aussi de la peinture abstraite, assez insignifiante entre nous, alors que Picasso s’est bien gardé de construire des habitations pour le peuple. Je suis même prêt à parier qu’il n’a jamais habité dans du béton. Rien que de la pierre de taille, même à l’époque de son dénuement.
C’est son histoire à elle qu’Alia Bengana raconte dans Béton. Et son histoire commence avec Le Corbusier, à qui elle fait raconter l’histoire du béton depuis les Romains du Ier siècle av. J.-C. jusqu’à son prophète, Le Corbusier, grand bétonneur devant l’Eternel. Bengana raconte que dans son école d’architecte, la moitié des élèves portaient des lunettes copiées sur celles du "Fada", comme on appelle encore Le Corbusier du côté de Marseille. "Le béton, c’est la liberté !, lui fait-elle dire. Le monde moderne existe grâce au béton." Il est bien le seul.
Disciple mais pas disciplinée, la jeune architecte est prise d’un doute : "Vous ne trouvez pas absurde d’importer du sable au Sahara ?" Le Fada furibard la jette de son scenic railway mémoriel en la traitant de traîtresse. Et l’autre histoire commence. Non pas celle que raconte le facho-communiste bâtisseur de cages à lapins en béton pour offrir au prolétariat le bonheur par l’égalité, non, la vraie histoire du béton massacreur, corrupteur, envahisseur. Un sacré polar. Pour vous donner une idée : le béton a besoin de sable, mais pas de n’importe quel sable, du sable qu’on ne trouve que sur certaines plages, et c’est là que les constructeurs de cages à lapins vont le chercher, sans se gêner, détruisant tout au passage, car ils ne font que passer, de préférence la nuit.
En 2011, quand Alia Bengana a voulu construire une maison d’hôte à Timimoun, "l’oasis rouge", en plein cœur du Sahara algérien, son idée était d’utiliser la terre, car ça protège mieux de la chaleur. Mais plus personne ne savait construire en terre. Toutes les entreprises locales étaient passées au béton, important du sable des plages de la Méditerranée. Faire venir du sable dans le désert, c’est le triomphe de la modernité.
Le béton est un matériau dépassé, l’avenir de la construction appartient à la paille, la chose est entendue, mais comme plus rien n’a d’avenir, on laisse couler.
Je n’ai pas parlé des deux autres auteurs, Baechtold et Maréchal, le scénariste et le dessinateur, mais ils ont fait du bon boulot, eux aussi.