La France peut-elle sortir de l’imbroglio né de ces élections législatives en se dotant temporairement d’un "gouvernement d’experts" ? Dit autrement, la technocratie est-elle substituable à la politique dans le moment présent ? Les partisans d’une telle solution invoquent la parenthèse Mario Monti (novembre 2011-décembre 2012) durant laquelle l’économiste italien dirigea le pays, entouré de seize ministres "techniciens", lors de la grande crise des dettes souveraines de la zone euro.
Invité le week-end dernier aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, l’ancien Commissaire européen, âgé de 81 ans, est longuement revenu sur cette expérience. Au risque de décevoir ses fans, il a surtout relevé des différences notables entre les deux périodes, et les deux pays.
Primo, "la situation économique de la France n’est pas aussi dramatique que celle de l’Italie à l’époque, pointe Mario Monti. En juillet 2011, le spread (NDLR : l’écart de taux) entre la dette italienne et la dette allemande à 10 ans était déjà considéré comme élevé, autour de 100 points de base. Cet écart s’est creusé tout au long de l’été, malgré les rachats de titres italiens par la Banque centrale européenne et la Banque d’Italie. Début novembre, le spread était passé à 574 points, soit l’équivalent de 7 % de taux d’intérêt pour l’Italie. Au-delà de ce seuil, les experts considéraient que les conséquences économiques pouvaient devenir irréversibles."
A la suite de la démission du gouvernement Berlusconi, le président de la République Giorgio Napolitano, après consultation des partis, charge alors Mario Monti de former un gouvernement d’experts, avec un unique mandat : sortir l’Italie de la crise financière. La France n’en est pas là aujourd’hui. En dépit d’un déficit public qui a dangereusement gonflé l’an dernier - 5,5 % du PIB, derrière celui de l’Italie (7,4 %) mais loin devant celui de l’Allemagne (2,5 %) – et de la dégradation, fin mai, par l’agence de notation S & P de sa note souveraine, l’Hexagone n’est pas encore considéré par les marchés financiers comme potentiellement insolvable, ce qui justifierait une prime de risque démesurée. Hier matin, le spread entre l’OAT française et le Bund allemand tournait autour de 70 points de base, son niveau de la semaine dernière avant le second tour. L’incertitude politique liée au résultat final des législatives n’a donc pas provoqué, pour l’heure, d’emballement sur les marchés.
Le deuxième motif selon lequel comparaison n’est pas raison tient à la stature des acteurs. "Giorgio Napolitano bénéficiait d’une énorme crédibilité dans le pays quand il a proposé mon nom. J’avais moi-même, du fait de mes dix années passées à la Commission européenne, une crédibilité économique", rappelle Mario Monti. Avant de manier la litote : "Le président de la République française n’est pas dans le moment le plus fort de son mandat…" Or, le propre d’un "gouvernement technique" et de ses promoteurs est de capitaliser sur leur bonne image dans l’opinion pour endosser à la place des partis traditionnels des mesures impopulaires, jusqu’à la lie.
En 2011, les Italiens ont connu trois plans d’austérité successifs, dont le dernier, baptisé Salva Italia, donnait le ton de l’urgence. Au menu, gel des salaires des fonctionnaires pendant deux ans. Baisse des effectifs dans la fonction publique, des budgets ministériels, des dépenses de santé. Et surtout, passage de l’âge légal de départ à la retraite de 65 à 67 ans. Une réforme des pensions bouclée en deux semaines (!) par Elsa Fornero, une autre économiste, nommée au ministère du Travail, et qui entraîna, en tout et pour tout, deux heures de grève… Pour faire bonne mesure, l’équipe Monti s’attaqua aussi au totem de la droite, le patrimoine, avec la création d’un impôt sur la fortune et le renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale.
Un "gouvernement d’experts" à la française n’aurait évidemment pas vocation à prendre des mesures aussi inflammables politiquement dans la période actuelle. Alors, à quoi bon ? S’il s’agit seulement de gérer les affaires courantes, un gouvernement démissionnaire a compétence pour les expédier, selon un principe traditionnel du droit public. Le Conseil d’Etat en a défini les contours. Selon l’expression du commissaire du gouvernement Delvolvé, les affaires courantes sont "celles qui relèvent de l’activité quotidienne et continue de l’administration, les décisions qui sont tous les jours préparées automatiquement par les bureaux, sur lesquelles les ministres se bornent habituellement à exercer en fait un simple contrôle et à apposer leur signature." En somme, toutes les décisions dont il est évident qu’elles ne sont pas de nature à provoquer le contrôle parlementaire et à engager la responsabilité ministérielle. En cas de contestation de ces actes administratifs, le fin mot revient au Conseil d’Etat, qui peut les annuler en raison de l’incompétence de l’autorité exécutive.
Bref, le terrain est connu, et bordé juridiquement. Emmanuel Macron pourrait s’en contenter, dans l’attente, comme l’a indiqué l’Elysée, de la "structuration de la nouvelle Assemblée nationale". Combien de temps ? Sous la Ve République, aucune période d’expédition des affaires courantes n’a duré plus de 9 jours après des élections législatives. Mais comme le rappelait Mario Monti, en conclusion de sa conversation aixoise, il y a aujourd’hui, en France, "de l’espace pour l’imagination".