Pour les électeurs du Rassemblement national (RN), c’est une semaine en forme d’ascenseur émotionnel qui s’achève. L’euphorie, d’abord, lorsque le parti de Jordan Bardella obtient plus de 33 % des suffrages au premier tour, le 29 juin. Puis la lente désillusion, lorsque les instituts de sondage et les observateurs politiques excluent petit à petit la possibilité d’une majorité absolue à l’Assemblée. Le désarroi, enfin, alors que le RN ne se hisse qu’en troisième place au second tour, ce dimanche 7 juillet, devancé par le Nouveau Front Populaire (NFP) et la majorité présidentielle (Ensemble).
Selon le sociologue Félicien Faury, auteur de l’ouvrage Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Le Seuil, 2024), cette énième frustration pourrait largement consolider la position anti-système des militants RN, et aggraver la fracture politique entre certains territoires. Entretien.
L’Express : Après ce résultat inattendu aux élections législatives, comment risque d’évoluer la frustration des électeurs du Rassemblement national ?
Félicien Faury : Ce que l’on constate déjà dans les discours des porte-parole du RN, c’est une rhétorique anti-système qui se réactive. L’idée que le parti serait à nouveau seul contre tous, victime d’une grande coalition élitiste qui aurait fait barrage, est largement reprise par le RN. C’est une rhétorique très ancienne du parti, qui cherche à être intégré au jeu politique tout en se positionnant comme un parti subversif. On se souvient que le FN dénonçait à l'époque "l’UMPS", en utilisant très régulièrement cette formule qui lui permettait d’amalgamer la droite et la gauche, comme étant les composants d’un seul et même camp opposé à sa formation politique. J’ai ainsi pu retrouver cette idée chez les électeurs que j’ai rencontrés lors de mon enquête, qui intègrent le fait que le monde politique, et notamment "ceux du gouvernement", formeraient un bloc homogène qui suscite avant tout l’hostilité et la défiance.
Cette idée du "nous contre eux" pourrait-elle favoriser certaines théories complotistes concernant les élections ?
Il faut vraiment se rendre compte que dans certains territoires et certains groupes sociaux, les électeurs RN sont entourés de pairs qui partagent leurs opinions politiques et leurs choix électoraux.
La perspective d’une victoire du RN a en effet pu désinhiber certains électeurs, qui sont passés d’opinions racistes à une parole raciste libérée.
Beaucoup ne connaissent autour d'eux que des gens qui ont voté pour le RN durant les dernières élections, et qui ne comprennent donc pas comment il est possible qu’Emmanuel Macron ait été réélu lors de la présidentielle de 2022, ou que le NFP soit arrivé en tête ce 7 juillet. Cet effet de bulle et de consonance politique et sociale n’existe pas que sur Internet et sur les réseaux sociaux, mais bel et bien dans la vie ordinaire des individus - et pas seulement au RN !
Il y a donc cette forme d’incompréhension, qui peut nourrir des théories du complot. Des électeurs RN m’ont par exemple déjà parlé, sur le terrain, de leurs soupçons concernant le trucage des élections ou des sondages.
Durant la campagne, de nombreuses associations et citoyens ont alerté sur les violences racistes et xénophobes banalisées dans l’espace public. La frustration des électeurs RN à la suite de l’élection pourrait-elle, selon vous, continuer de nourrir ce phénomène ?
C’est difficile à dire. Dans cet entre-deux tours, la perspective d’une victoire du RN a en effet pu désinhiber certains électeurs, qui sont passés d’opinions racistes à une parole raciste libérée, via l’insulte ou les actes physiques que l’on a connus.
Etant donné que cette perspective de victoire recule, on pourrait penser que ces actes vont reculer eux aussi. Mais dans les zones où j’ai travaillé, par exemple dans le sud-est de la France où les raisons qui structurent le vote RN sont le pouvoir d’achat, mais aussi le rejet des immigrés et des minorités, ce sentiment va rester très actif. Il peut être nourri par une certaine frustration face au vote, le sentiment qu’autour de soi, "tout le monde pense ça", mais qu’à Paris, dans le champ politique et intellectuel, on n’oserait pas le prendre en compte.
Est-ce qu’à l’inverse, la succession de déclarations racistes, antisémites ou xénophobes de certains candidats RN - ou leur incompétence -, peut remettre en question l’idéologie politique des électeurs ?
Je ne pense pas que la médiatisation négative de certains candidats aura des conséquences sur les électeurs du RN eux-mêmes - au contraire, dans certains cas, cela peut les motiver davantage. L'accusation d'incompétence peut également être à double tranchant : étant donné que ce sont des électeurs qui ont pu également avoir des parcours scolaires compliqués, un processus d’identification se met en place, et lorsqu’on fait la leçon aux candidats, les électeurs peuvent avoir la sensation qu’on la leur fait à eux aussi.
Cette médiatisation a en revanche plus de conséquences sur les électeurs de droite ou de centre droit, qui ont ainsi pu choisir de ne pas s’abstenir mais de voter pour des candidats de gauche, et sur la mobilisation des électeurs de gauche, qui ont pu aller voter pour des candidats de droite ou de centre droit.
Ces élections risquent-elles d’aggraver la fracture politique entre certains territoires ?
On assiste à des formes de polarisation politique, qui se traduisent notamment géographiquement, avec cet effet d’entraînement.
Obtenir plus de 140 sièges à l’Assemblée nationale, c’était inespéré pour le RN d’il y a encore cinq ans.
Quand vous habitez dans un territoire où, autour de vous, la norme électorale hégémonique devient la droite dure ou l’extrême droite, vous allez être incité, de proches en proches, à assumer votre idéologie et voter encore davantage pour cette formation politique. Cela alimente des formes d’homogénéisation, qui s’inscrivent territorialement.
Le "plafond de verre" du vote RN peut-il selon vous décourager certains électeurs ?
Je travaille sur le RN depuis 2015, et j’ai toujours entendu parler de ce plafond de verre. Je n’y crois pas. C’est en tout cas un plafond de verre qui ne cesse de se fissurer, et les défaites du RN n’ont jamais découragé sur le long terme ses électeurs. Si on prend ces élections législatives, elles représentent certes une défaite par rapport à ce qui était espéré, mais une large victoire par rapport à ce qui était pensable pour le RN il y a à peine quelques années.
Obtenir plus de 140 sièges à l’Assemblée nationale, avec la manne financière que cela représente et les collaborateurs parlementaires qui vont avec, c’était inespéré pour le RN d’il y a encore cinq ans. C'est donc à nouveau un progrès très important pour ce parti, qui va lui permettre d'améliorer considérablement sa professionnalisation, enjeu majeur pour 2027. Le "barrage" continue donc de fonctionner, mais en face, le niveau monte toujours plus haut.