Deux chercheurs du Manhattan Institute, Michael Hartney et Renu Mukherjee, viennent de publier un article[i] visant à faire le point sur ce que pensent vraiment les Américains des politiques préférentielles qui cherchent à favoriser la diversité dans les admissions à l’université. Ces pratiques ont été bannies par l’arrêt de la Cour suprême du 29 juin 2023[ii], mais l’enquête qu’ils ont conduite a été menée avant ce verdict. Avant d’examiner leurs conclusions, il faut dire un mot de la succession récente de procès qui a abouti à l’abolition des politiques préférentielles par la Cour suprême et de sa récente décision. Décision qui a été accueillie défavorablement dans de nombreux médias et mise en pièces par le président Biden qui a prétendu que la grande majorité des Américains y étaient opposés.
Des Asiatiques étant manifestement pénalisés pour leurs hautes performances dans les procédures d’admission en raison d’une « prime » raciale accordée aux Noirs et aux Hispaniques, l’association Students For Fair Admission (SFFA)[iii], créée en 2014, a porté l’affaire devant les tribunaux pour violation de l’Article VI des droits civiques et de la clause d’égale protection garantie par le 14ème Amendement[iv]. Si elle a perdu en première instance et en appel, elle a fini par être entendue par la Cour suprême qui lui a donné raison. Cette dernière déclare que « de nombreuses universités ont trop longtemps conclu, à tort, que la pierre de touche de l’identité d’un individu n’était pas les défis relevés, les compétences acquises ou les leçons apprises, mais la couleur de sa peau ». Les buts visés par Harvard et l’université de Californie du Nord ont été jugés invérifiables par la Cour, dans la mesure où il est impossible de relier les politiques préférentielles aux buts recherchés (produire des citoyens engagés et productifs, renforcer l’empathie, former de meilleurs dirigeants…).
La race a été employée de manière négative et viole ainsi la clause d’égale protection. Comme l’a souligné la Cour suprême, l’admission à l’université est à somme nulle. Tout avantage donné à certains candidats se fait au détriment des autres. Harvard a déclaré tout à la fois que sa politique préférentielle avait peu d’impact mais que son abandon pourrait changer de manière significative la composition démographique de ses étudiants. La Cour en a très justement déduit que, sans la prise en compte négative du critère racial, certains groupes raciaux seraient admis en plus grand nombre. « Le processus d’admission à Harvard repose sur le stéréotype pernicieux selon lequel « un étudiant noir peut généralement apporter quelque chose qu’un Blanc ne peut pas offrir ». » Même chose à l’université de Californie du Nord qui soutient que la race « dit quelque chose de ce que vous êtes ». Ce faisant, l’université favorise « les stéréotypes qui traitent les individus comme le produit de leur race, évaluant leurs pensées et leurs efforts – leur valeur même en tant que citoyens – selon un critère interdit au gouvernement par l’histoire et la Constitution ».
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La Cour reproche aux deux institutions de ne pas envisager de mettre un terme à ces politiques préférentielles tant que les admissions ne reflèteront pas fidèlement la démographie des États-Unis. Alors que l’arrêt Grutter de 2003 laissait espérer que les préférences raciales seraient devenues inutiles 25 ans plus tard, Harvard prétend qu’il n’est pas nécessaire de fixer une date, dans la mesure où l’université évalue chaque année ses procédures. La Cour en a conclu que la fin des admissions préférentielles n’était pas en vue si on laissait les universités en décider. Les procédures d’admission de Harvard et de l’université de Californie ont été déclarées inconciliables avec la clause d’égale protection de 14ème Amendement. « Les universités ont trop longtemps pensé que la couleur de la peau, et non les défis relevés, les compétences acquises, était ce qui définissait l’identité d’un individu. » La Cour suprême a décidé d’y mettre fin : « L’étudiant doit être traité en fonction de ses expériences en tant qu’individu et non de sa race ».
Les deux chercheurs considèrent, avec raison, que les réponses aux enquêtes d’opinion dépendent fortement de la manière dont sont formulées les questions. Les répondants ne disposent généralement pas d’informations suffisantes sur la complexité du sujet politique sur lequel on les interroge. La formulation d’une question est donc déterminante et doit apporter assez d’informations pour que le répondant en ait une bonne compréhension. Si les Américains peuvent avoir un avis personnel sur l’Affirmative Action, leurs réponses dépendent aussi de leur compréhension de la manière dont elle fonctionne. Ils peuvent être favorables aux programmes visant à améliorer l’accès des minorités à l’enseignement supérieur, mais l’être moins lorsqu’on leur en explique le fonctionnement et ses conséquences.
Hartney et Mukherjee ont utilisé un échantillon de 1000 personnes tiré de la Cooperative Election Survey (CES), qu’ils ont interrogé en novembre 2022[v].
L’opinion des Américains sur les politiques préférentielles à l’égard des Noirs a été testée par cette question comprenant deux alternatives sur les raisons et deux autres sur les victimes potentielles :
« Certains affirment que [en raison de la discrimination passée / parce qu’il est important d’avoir de la diversité sur les campus universitaires], les Noirs devraient être privilégiés dans les admissions à l’université. D’autres affirment qu’une telle préférence est inacceptable parce qu’elle est discriminatoire à l’égard des [Blancs/Asiatiques]. Quelle est votre opinion ? Êtes-vous pour ou contre les politiques d’admission préférentielle pour les Noirs ? »
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Les enquêtés ont, par ailleurs, été soumis à une expérimentation. On leur a demandé de se prononcer sur des dossiers d’admission aux études de médecine. Les enquêtés avaient à choisir entre un étudiant asiatique et un étudiant noir, pour une même spécialité. Dans une première paire, les performances académiques du premier étaient supérieures à celles du second et reflétaient les écarts réels. Dans la seconde paire, elles étaient beaucoup plus proches, tout en étant légèrement en retrait pour l’étudiant noir. Les autres caractéristiques étaient identiques.
Les 1000 enquêtés étaient répartis en deux groupes. Au premier, était dit que la représentation démographique de la population américaine était assurée dans les écoles de médecine. Au second, était donnée la composition raciale réelle des écoles de médecine.
Les deux chercheurs ont également interrogé les enquêtés sur la fiabilité des tests utilisés pour évaluer les performances[vi] avec une question donnant à trancher entre deux avis :
Ils ont aussi demandé aux enquêtés quels éléments privilégier lors d’une admission à l’université ou dans une école de médecine (race/ethnicité, caractère ou facteurs personnels, tests, résultats scolaires ou universitaires).
Les raisons invoquées en faveur d’une discrimination positive des Noirs (discrimination passée/diversité) ont peu d’impact sur les réponses des Américains qui sont 70% à la désapprouver. Mais ils sont un peu plus nombreux lorsque les victimes potentielles sont des Asiatiques plutôt que des Blancs. Et cette différence tient essentiellement aux Démocrates qui sont très majoritaires (68%) à approuver une politique préférentielle à l’égard des Noirs lorsque le préjudice atteint les Blancs. Ils ne sont plus que 46% lorsqu’elle touche les Asiatiques. Les Républicains sont pratiquement tous opposés à la discrimination positive en faveur des Noirs, que ce soient les Blancs ou les Asiatiques qui en pâtissent.
Si les Américains ont tendance à soutenir la discrimination positive lorsqu’on leur pose des questions abstraites sur les programmes en faveur de l’égalité des chances pour les minorités, lorsqu’on renonce à l’abstraction, comme l’ont fait Hartney et Mukherjee, en demandant aux enquêtés de sélectionner des candidats sur dossier pour l’admission à une école de médecine, ils ont tendance à privilégier le mérite, surtout lorsque l’écart des qualifications académiques est conséquent. Lorsque celui-ci est plus restreint, ils sont un peu plus nombreux, sans être jamais majoritaires, à choisir le candidat noir.
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Les Américains ont également tendance à rejeter les références à la race et à l’ethnicité comme les fameux scores de personnalité utilisés à Harvard pour handicaper les candidatures d’Asiatiques. Ils sont majoritaires, surtout chez les Républicains, à considérer que la race/l’ethnie ne doit pas être un facteur de sélection lors de l’admission à l’université ou dans une école de médecine. Les Démocrates consentent plus souvent que les Républicains à ce qu’elle joue un rôle, mais mineur. Au total, 89% des Américains souhaitent qu’elle ne joue aucun rôle (64%) ou alors un rôle mineur (25%). C’est le cas de 83% des démocrates (45% aucun rôle ; 38% un rôle mineur). La position des Républicains est plus tranchée : 96% souhaitent que la race/l’ethnie ne joue aucun rôle (84%) ou un rôle mineur (12%).
Ajoutons qu’en Californie, État libéral s’il en est, le référendum de 2020 visant à revenir sur la proposition 209 de 1996 qui interdit toute politique préférentielle à l’université a été retoqué par 57% des votants[vii].
Les universités ne manquent pas d’ingéniosité lorsqu’il s’agit d’introduire par la bande ce que la Cour suprême interdit. Si l’on en croit les auteurs, l’une des solutions consiste à encourager les étudiants à parler de leur race ou de leur appartenance ethnique dans leur demande d’admission. Harvard semble avoir trouvé la parade en proposant une dissertation supplémentaire lors de l’inscription pour l’année 2023-2024 formulée ainsi : « Harvard a depuis longtemps reconnu l’importance de recruter un corps étudiant diversifié. Comment les expériences de vie qui ont façonné ce que vous êtes aujourd’hui vous permettront-elles de contribuer à Harvard ? » L’initiative d’Harvard va ainsi à l’encontre du verdict de la Cour suprême mais aussi de l’opinion publique qui souhaite que la race ne joue aucun un rôle (ou tout au plus minimal) dans les admissions à l’université et que le mérite l’emporte sur la race.
Par ailleurs, les Démocrates californiens, qui n’ont pas digéré le vote de 2020, sont revenus à la charge en proposant un Assembly Constitutional Amendment 7 (ACA-7) qui donnerait au Gouverneur le pouvoir de faire des exceptions à la proposition 209 si des travaux de chercheurs concluaient au caractère bénéfique de la discrimination positive ! Une pétition contre cette initiative est en ligne[viii].
Source: Blog de Michèle Tribalat.
[i] Michael Hartney, Renu Mukherjee, Americans for Meritocracy, May 2024, 26 p. https://manhattan.institute/article/americans-for-meritocracy.
[ii] https://www.supremecourt.gov/opinions/22pdf/20-1199_hgdj.pdf ; https://www.supremecourt.gov/DocketPDF/21/21-707/274256/20230731100920249_EFiling%2021-707%20Rev%20COSTS%20CA4%207.31.pdf.
[iii] Dont l’objectif est de défendre les droits humains et les droits civiques garantis par la loi, y compris celui d’égale protection.
[iv] En deux plaintes séparées, l’une contre Harvard et l’autre contre l’Université de Caroline du Nord.
[v] L’enquête CES est un projet qui permet à des chercheurs de gérer des modules d’enquête distincts dans le cadre d’une enquête plus large réalisée par YouGov. L’échantillon (N=1000) est pondéré pour être représentatif des données démographiques de base de la population américaine. Pour permettre des comparaisons avec une autre enquête les auteurs ont, à contrecœur, accepté d’introduire une option « sans opinion » (29 %), ce qui a réduit évidemment la taille de l’échantillon (709) sur lequel ont été élaborées les statistiques, sauf pour la sélection opérée par les enquêtés pour l’admission en école de médecine.
[vi] SAT pour Scholastic Assessment Test et ACT pour American College Testing.
[vii] https://www.nytimes.com/2023/06/11/us/supreme-court-affirmative-action.html.
[viii] https://www.change.org/p/urge-ca-senators-to-reject-aca-7-keep-discrimination-illegal.
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