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Législatives : "La forte participation a profité au RN, et non pas au Nouveau Front populaire"

Le Rassemblement national confirme son ancrage territorial. Ce 30 juin, le parti d’extrême droite est arrivé en tête du premier tour des législatives avec 33,15 % des suffrages exprimés, suivi par le Nouveau Front populaire (27,99 %) et ceux de la majorité présidentielle (20,04 %). Ce score fait suite à ses résultats aux élections européennes, où le RN avait été en tête dans 93 % des communes de l’Hexagone. D’après l’institut Ipsos, ces résultats s’expliquent par un électorat "diversifié et élargi". Aux législatives, le parti de Jordan Bardella a fortement mobilisé son électorat traditionnel (employés et ouvriers) mais a également séduit d’autres catégories, comme les femmes (32 % contre 17 % en 2022), les plus aisés (32 contre 15 % en 2022) ou encore les retraités (31 % des suffrages contre 12 % en 2022).

Même une partie des grandes villes, bastions supposés de la gauche et de la majorité présidentielle, glisse un bulletin RN dans l’urne (28 % contre 13 % en 2022). S’il reste minoritaire chez les plus diplômés, il progresse néanmoins (22 % contre 11 % en 2022). Pour comprendre cette évolution, L’Express a interrogé le géographe Aurélien Delpirou, maître de conférences à l’école d’urbanisme de Paris et co-auteur de 50 cartes à voir avant d’aller voter (Ed. Autrement).

L’Express : Quels enseignements peut-on tirer de ce scrutin ? Quelle différence peut-on voir avec les législatives de 2022 ?

Aurélien Delpirou : C’est une évidence, mais formulons-la : d’abord, la progression forte et généralisée dans l’ensemble du territoire du Rassemblement national. Sa victoire va au-delà de ses bastions : il a fait des scores très élevés - plus de 45 % - partout ailleurs, dans tous types d’espaces - villes, villages, périurbains. Nous avons assisté à la mutation d’un parti régional de fiefs, vers une organisation qui a vocation à être majoritaire. Voilà la grande différence avec 2022. Le parti est dans la continuité des élections européennes, et même dans une légère progression. On aurait pu penser que la mobilisation massive de l’électorat à ce scrutin bénéficierait au Nouveau Front populaire, mais elle a favorisé, au premier chef, le Rassemblement national.

Les analyses qui indiquaient que le RN n’avait plus de réserves de voix après les européennes s’étaient donc trompées ?

Il y a eu une erreur sur la dynamique des abstentionnistes. On a considéré que le RN avait fait le plein aux européennes parce que ses électeurs étaient les plus motivés. Cette conclusion était permise car, en général, dans les enquêtes d’opinion, le choix des électeurs pour le RN est souvent ancien, très déterminé. Mais là, le parti est allé chercher des abstentionnistes.

Cela étant dit, il faut être prudent : nous n’avons toujours pas de France "coupée en deux". Regardons en nombre de voix. Vous avez un premier stock avec les abstentionnistes, qui sont 13 millions et restent le premier parti de France. Ensuite, il y a le RN, qui avait manifestement un réservoir de voix, partout dans le pays. Après, viennent le Nouveau Front populaire, à 9 millions, et Ensemble, à 6 millions. Certes, si l’on regarde les circonscriptions, il est incontestable que des bastions du Nouveau Front populaire ou de Ensemble existent dans le centre des grandes villes et des banlieues populaires. Mais la division de la France "en deux" s’arrête là.

En 2022, vous critiquiez dans un article l’interprétation du géographe Christophe Guilluy, qui oppose depuis plusieurs années les métropoles à la "France périphérique". Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?

Chacun voit ce qu’il veut dans les résultats. Christophe Guilluy pourrait vous dire - et n’aurait pas tort - que certaines métropoles privilégiées - Paris, Lyon, Bordeaux - fournissent les voix du NFP et à Ensemble. Que partout ailleurs, le RN a progressé. En cela, le constat "France des métropoles" contre "France périphérique" pourrait être vrai. Mais si l’on regarde le score actuel du RN, cela signifie que tout le pays, ou presque, est devenu la France périphérique. Auparavant, ce n’était pas ainsi : on trouvait des bons scores du RN à 80 kilomètres des grandes villes, dans un certain monde rural. Or, aujourd’hui, le parti a progressé dans tous les territoires, en grignotant tous les électorats et tous les partis. Cette opposition n’est donc plus une clé de lecture suffisante. Attention, cependant : cela ne signifie pas que l’on doit balayer l’aspect territorial du vote : il faut le prendre en compte, mais de manière multi-factorielle.

Le plus déterminant dans le vote RN reste la catégorie socio-professionnelle, et le niveau d’étude. Le chômage, le niveau de revenu, la CSP, le nombre d’années de formations et d’études sont les éléments les plus influents sur le vote. La dimension territoriale existe également. Elle est importante, mais n’arrive que dans un second temps.

Le vote RN dans les campagnes n’est donc pas une réaction à un sentiment d’abandon ?

On aurait tort de faire comme s’il n’y avait pas, dans les raisons multiples du vote RN, un ressenti très puissant d’indifférence de l’Etat - et par extension, de Paris, des médias, des élites - à l’égard des difficultés spécifiques des modes de vie périurbains et ruraux. Ces derniers sont coûteux - en raison de la voiture et d’un accès aux services très compliqué. Aujourd’hui, nous payons trente ans de détricotage du maillage historique des services publics en France, qui avait une densité absolument singulière en Europe. Les premières victimes sont les petites villes, qui ont vu disparaître leurs tribunaux, leurs maternités. Néanmoins, ce point est encore à nuancer : on reste le pays avec le montant de dépense publique le plus important d’Europe. Nous n’avons pas abandonné les campagnes pour les villes et leurs banlieues. Les statistiques le montrent. Mais il y a un gouffre entre la réalité des chiffres et le ressenti des habitants.

Dans votre article de 2022, vous évoquiez une ligne de fracture non pas entre villes et campagnes ou métropole et périurbain, mais entre "celle qui distingue la France de l’Ouest et du sud-ouest de la France et celle du Nord, du pourtour méditerranén". Diriez-vous la même chose aujourd’hui ?

Cette division est en voie de disparition, mais il reste des traces du clivage. Le Grand Ouest - Pays-de-La-Loire, Bretagne -, malgré la progression du RN, va envoyer beaucoup de députés Ensemble ou NFP. Cet héritage-là n’est pas mort. Autre legs qui n’est pas tout à fait mort, celui de l’implantation historique du PS dans le Sud-Ouest. Certes, le RN est très puissant. Il a disloqué la gauche dans la Dordogne, le Tarn-et-Garonne, le Lot-et-Garonne. En revanche, dans un grand Sud-Ouest qui va de la Corrèze à l’Ariège, vous avez une résistance du Nouveau Front populaire à tendance socialiste. Les grandes lignes du partage régional ont été balayées par la progression du RN, mais quelques bastions demeurent donc. C’est aussi le cas dans les recoins privilégiés de Haute-Savoie (pour Ensemble) et dans les pré-Alpes, où le NFP est présent. Cela invite aussi à considérer, localement, le rôle des réseaux associatifs et militants. Très fournis dans l’Ardèche ou la Drôme, ils peuvent expliquer en partie la résistance du NFP.

Mais ailleurs, les partis traditionnels sont grignotés par le RN. Le nord de l’Allier, le Cher, la Creuse, sont des circonscriptions qui sont restées parfois 50 ans au communisme français. C’était du communisme rural. Ils ont été complètement balayés. La gauche rurale, à part dans l’Ouest - et peut-être l’Ariège -, est quasiment rayée de la carte. Il va falloir que les partis de gauche se posent des questions profondes sur leur programme, sur le déploiement de leurs élus. Plus récemment, le RN a absorbé les campagnes de droite, à la faveur de l’effondrement des LR, en chassant sur les terres du RPR historique. Les militants ont patiemment labouré le terrain rural, et en récoltent aujourd’hui les résultats.

Peut-on dire, finalement, que depuis 2017, Renaissance n’est jamais vraiment parvenue à s’implanter localement ?

Renaissance n’a jamais été un parti ancré territorialement. Ils ont essayé, mais étaient à chaque fois en rupture avec les barons du Parti socialiste ou des Républicains. Ils ont échoué aux municipales, et aux sénatoriales. C’est toujours un parti qui a très peu de relais en termes d’élus, mais aussi de militants. C’est en partie de leur faute, parce qu’ils n’ont pas mis les moyens. Mais aussi parce que le récit d’un président appartenant à une élite urbaine déconnectée s’est répandu. C’est cruel : Emmanuel Macron en fait partie, mais pas davantage que François Hollande et Nicolas Sarkozy. Des choses ont été faites du côté des politiques publiques. Emmanuel Macron n’a pas complètement abandonné la ruralité et le périurbain. Il a déployé des programmes sectoriels, en les réservant à certains territoires. Parmi ces programmes, on trouve Action Coeur de ville, pour les villes moyennes, Petites villes de demain pour les villes de moins de 10 000 habitants, un programme spécifique sur les villages… Avec eux, l’Etat a apporté quelques financements, et un peu d’ingénieries - la Caisse des dépôts a financé des postes de chargé de projets, notamment.

Qu’en disent les élus ? Que oui, il y a une marque d’intérêt, mais que les financements sont insuffisants, et que ces programmes mettent les territoires en concurrence les uns avec les autres pour les obtenir. Qu’ils imposent, dans leurs appels à projets, des critères déconnectés des réalités territoriales, et que les élus ont besoin de marges de manœuvre plus importantes pour développer des politiques publiques. Finalement, les gestes de l’Etat ont été très fragmentés et peu cohérents. L’action d’Emmanuel Macron dans la ruralité n’a pas été négligeable, mais elle a été illisible. Aujourd’hui, il n’en récolte pas les bénéfices dans les urnes.

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