D’une plage de Taïwan à la campagne sri-lankaise et jusqu’à une teuf dans la jungle péruvienne, une bande de jeunes gens déambulent oisivement, évoquent leur rêve, leur amour et finissent par se rejoindre au sommet d’une montagne battue par les vents. Durant deux heures de trip ahurissant, le second long métrage d’Eduardo Williams (réalisateur mais aussi monteur, scénariste et auteur des effets spéciaux de ses films) invente un cinéma d’une absolue radicalité politique et formelle, qui sonde tant notre rapport au réel qu’à son pendant numérique.
Au moment de la sortie du précédent, The Human Surge (2016) – ne cherchez pas le 2, il n’y en a pas, le cinéaste argentin enjambant les opus comme les continents et prenant des raccourcis secrets, qui débouchent sur des réalités à la fois connectées et distendues –, nous avions écrit que le film actait la fusion du monde avec sa version numérique. The Human Surge 3 prolonge ce geste par un procédé technique génial, à notre connaissance inédit dans l’histoire du cinéma. Il est tourné avec huit caméras disposées en panoptique, pour capter la réalité à 360 °. Le long métrage obtenu est le résultat de l’enregistrement du parcours que le regard d’Eduardo Williams a effectué en visionnant ses rushs avec un casque de réalité virtuelle.
Ce que la combine a d’avant-gardiste, c’est qu’elle déplace le moment du cadrage à la postproduction. Le film devient l’enregistrement de deux traces de réel simultanément restituées : celle du temps de la prise de vue et celle du regard du cinéaste se baladant dans ce qu’il a tourné. Si l’expérience de cinéma qui en résulte a à voir avec le jeu vidéo RPG et rappelle aussi les vues obtenues sur Google Earth, le sens et la radicalité de cette proposition formelle d’une beauté inouïe (y compris et surtout les accidents de stitching, ces marques de jointure entre les images des huit caméras) sont ailleurs. On comprend soudain que, depuis 1895, on regarde un cinéma-cyclope et que Williams vient d’inventer le cinéma-mouche. De l’insecte, ce cinéma a l’œil panoramique mais aussi le point de vue. Il tournoie au-dessus de nos têtes, mais peut aussi s’élever vers les hauteurs ou s’enfoncer dans l’infiniment petit.
Et quitte à refuser de cadrer la réalité, autant refuser tous les cadres : spatiaux, temporels et patriarcaux. Avec sa troupe de jeunes queers se promenant sans but de pays en pays, The Human Surge 3 contient une dissidence en germe. Genderfuck mais tout aussi défiant·es envers les frontières des nations et l’impératif capitaliste de rentabilité du temps, ces jeunes nous entraînent à leur suite dans un état de conscience de plus en plus modifié, où à la fluidité des étendues d’eau (rivières, océan, étangs) répond celle des sexualités. Durant une deuxième heure faite d’une poignée de plans vraiment sublimes, on perd petit à petit la notion de l’espace et du temps pour terminer en apesanteur, dans un état de béate fascination. The Human Surge 3 est un polyfilm, tourné à l’aide d’un œil polygonal, habité par un idéal polyamoureux, polyglotte, polysexuel et polyculturel. S’il y a un endroit où le cinéma se réinvente, c’est ici.
The Human Surge 3 d’Eduardo Williams, avec Meera Nadarasa, Sharika Navamani, Livia Silvano (Arg., Por., P.-B., Taï., Bré., H.-K., Sri. Lan., Pér., 2023, 2 h 01). En salle le 3 juillet.