Je rappelais dans un article combien Benjamin Constant était indifférent à la forme apparente du pouvoir (monarchie ou république) pourvu qu’il s’agisse d’un régime « représentatif ». Défini simplement, le parlementarisme implique en effet le contrôle du pouvoir exécutif par des assemblées représentant les gouvernés.
Néanmoins, à la différence de l’Angleterre, le régime parlementaire ne s’inscrivait pas en France dans la tradition nationale. Il faudrait sans doute nuancer cette affirmation et se pencher sur le rôle joué par les Parlements, ces cours de justice d’Ancien Régime qui ont suscité des jugements bien contradictoires. En effet, le contrôle des gouvernants trouve son origine dans la volonté de contrôler la loi.
Après tout, Montesquieu appartenait à ce monde de la robe d’où il devait tirer la théorie de la séparation des pouvoirs qui constitue le fondement mythique des démocraties libérales modernes. Mais aux yeux d’un Voltaire, le parlementarisme était avant tout une singularité de l’Angleterre, pays modèle célébré dans ses Lettres philosophiques. Ceci dit, les grands esprits des Lumières subissaient davantage la fascination du « despotisme éclairé », préférant malgré tout Catherine II ou Frédéric II aux assemblées de bavards.
Mais qu’entend-on par parlementarisme ? En réalité, le mot renvoie à des réalités et des conceptions qui n’ont cessé de varier dans le temps et l’espace. Et le parlementarisme est-il vraiment la caractéristique des régimes libéraux ? Après tout, la Suède a pu offrir l’image d’une monarchie libérale qui n’était en rien parlementaire tout au long du XIXe siècle. De même les États-Unis ont toujours ignoré le régime parlementaire.
Il ne faut en tout cas pas confondre régime parlementaire et démocratie. Si la légitimité vient des gouvernés, le peuple n’exerce pas lui-même le pouvoir.
De toute façon, la Révolution française n’a pas souhaité créer un régime parlementaire : aucune des innombrables et peu viables Constitutions élaborées entre 1791 et 1804 ne répond à ce modèle. D’une certaine façon même, la Révolution a violemment rejeté toute référence à l’Angleterre au nom d’une conception abstraite de la séparation des pouvoirs. Il faut attendre la chute de Napoléon pour que le régime parlementaire émerge sous la Restauration avant de s’épanouir sous la monarchie de Juillet.
La Charte de 1814 s’inspirait manifestement des institutions britanniques, notamment en instaurant le bicaméralisme et les germes d’un pouvoir exécutif dual1.
Le texte établit ainsi la présence des ministres lors des débats des chambres et la compatibilité des fonctions de ministre et de parlementaire. Une certaine responsabilité pour faute est même envisagée, le Roi étant lui irresponsable sur le plan constitutionnel.
Certes, la concentration apparente des pouvoirs entre les mains du roi n’avait rien de parlementaire mais aux yeux de Guizot avait le mérite de reconnaître les principes de 1789 et d’ouvrir bien des potentialités. En revanche, Benjamin Constant se montre hostile au « pouvoir personnel » du roi et penche vers un modèle britannique conçu, à tort ou à raison à cette époque, comme parlementaire2.
Pour une partie des libéraux, la Charte est donc un texte qu’il convient d’amender pour la faire évoluer d’une « monarchie limitée » à une « monarchie mixte » conciliant principe héréditaire et principe électif. De fait les libéraux restèrent divisés entre les « doctrinaires » puis « orléanistes » d’une part et les disciples de Madame de Staël et Constant d’autre part. Ces derniers mettaient l’accent sur la société et l’individu tandis que les premiers considéraient la liberté du point de vue des « moyens de gouvernement ».
D’abord conçu comme un contre-pouvoir susceptible de limiter la puissance royale, le Parlement a peu à peu réussi à arracher des prérogatives l’amenant à contrôler de plus en plus l’action du gouvernement. Ainsi la révision de 1830 au lendemain des Trois Glorieuses partage désormais l’initiative des lois entre le roi et les assemblées, offrant l’image d’un parlementarisme dualiste, tout en abaissant le cens électoral.
Le Royaume-Uni connaissait d’ailleurs la même évolution, la Chambre des Communes accaparant une « fonction élective » en imposant le choix du Premier ministre au monarque. L’extension du droit de suffrage donnait une légitimité toujours plus forte aux assemblées élues aux dépens des assemblées nommées.
Mais en France, l’équilibre était précaire et instable entre le Roi et les Chambres comme l’illustre la diversité des pratiques des gouvernements sous la Monarchie de Juillet. À une première phase dominée par une logique « moniste » avec un gouvernement responsable devant les Chambres et un rôle plus modeste du Roi succède, pour simplifier, une phase plus dualiste, notamment dans le long gouvernement Soult-Guizot (1840-1847). Rejetant la formule, « le roi règne et ne gouverne pas » chère à Thiers, Guizot refuse de considérer le trône comme « un fauteuil vide ».
Mais par sa volonté de gouverner avec le soutien de Guizot, Louis-Philippe finit par provoquer la chute de la « monarchie tricolore ». Fonder un régime sur une « nouvelle aristocratie » et la « peur du peuple » dans un pays travaillé par une demande d’égalité s’était révélé illusoire.
Selon Lucien Jaume, dans la filiation des Doctrinaires, le libéralisme français a donc été principalement un « libéralisme par l’État et non contre lui ». Une des conséquences en sera « la méfiance envers l’individu, et le refus d’accorder une légitimité au jugement de l’individu comme citoyen ».
La position de Constant était toute différente : « le titre de loi n’impose pas seul le devoir d’obéir » écrivait-il dans De l’obéissance à la loi (1818).
Mais selon la vision de Guizot le libéralisme français devait privilégier l’État aux dépens de la société civile prônée par Constant.
Néanmoins, le Second Empire ne réussit pas à proposer une alternative puisque Napoléon III finit par faire évoluer son régime vers le parlementarisme.
Dès 1860, dans Du gouvernement parlementaire, Prévost-Paradol définit un nouveau modèle résolument primo-ministériel3, distinguant entre le chef de l’État au pouvoir symbolique, qui perd son droit de nomination et un président du Conseil responsable devant la Chambre basse et plus ou moins désigné par elle. Le chef de l’État, arbitre au-dessus de la mêlée, peut dissoudre la Chambre s’il y a conflit entre elle et le cabinet ou bien si sa composition ne reflète plus celle de l’opinion publique. Il est ce pouvoir neutre dont rêvait Benjamin Constant. Pour Albert de Broglie, qui assure la direction du gouvernement sous Mac-Mahon, le chef de l’État est « condamné au silence et à l’inaction ».
La Troisième République, née d’un compromis entre les monarchistes libéraux et les républicains libéraux, devait consacrer le régime parlementaire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale sous la forme d’un texte très bref, obscur et « provisoire ». En fait, les lois de 1875 ne précisaient rien, ne réglaient rien et se prêtaient à toutes les interprétations. La crise du 16 mai 1877 n’aboutit pas seulement à l’abaissement de la présidence de la république mais rend impossible tout leadership du cabinet sur la Chambre. C’était le retour de la toute-puissance de l’Assemblée comme au temps de la Révolution française. Le président de la République conservant le droit de nomination (et une influence certaine), le président du Conseil n’était pas choisi par la Chambre qui n’était pas tenue en retour de lui rester fidèle.
La « souveraineté parlementaire » triomphe ainsi entre 1877 et 1914 mais ce « parlementarisme absolu » s’oppose à toute autorité gouvernementale assimilée au pouvoir personnel.
Selon la formule de l’illustre Barodet en 1882, « Il faut choisir entre la suprématie de la Chambre sur le ministère ou sa subordination au ministère. » On est ainsi passé du « dernier mot » (Duvergier de Hauranne), qui appartient à l’Assemblée, à l’idée d’une domination de l’Assemblée qui est au rebours de la conception anglaise où le cabinet exerce un rôle effectif de direction sur le Parlement.
Néanmoins, la suspension des libertés pendant la Grande Guerre puis le Front populaire et ses conséquences avaient déjà largement affaibli ces principes. Et surtout, l’emprise grandissante des partis politiques, mieux organisés et devenus de véritables lobbies au service de clientèles électorales, avaient transformé le Parlement en caisse d’enregistrement des intérêts particuliers. La mise en place de l’impôt sur le revenu ouvrait la voie à la redistribution sous prétexte de justice sociale. L’État libéral centré sur la protection des droits individuels se mue déjà en État social visant à transformer la société. Nous retrouvons ici l’héritage empoisonné des Doctrinaires faisant de l’État le garant de l’intérêt général.
La constitution de comités théodule et la pratique des décrets-lois dans les années 1930 précipitent la décadence du Parlement avant même la chute du régime. Après guerre, la IVe république n’offre plus qu’une caricature de régime parlementaire. La dissociation entre parlementarisme et libéralisme est désormais complète.
La Cinquième République met en place un « parlementarisme négatif » selon la formule d’Armel Le Divellec4.
En effet, le régime fondé par de Gaulle repose sur une base parlementaire comme nous le rappelle la situation actuelle. Le gouvernement a besoin d’une majorité parlementaire qui soutienne sa politique. Pour le reste, tout ce qui n’est pas autorisé est interdit. Les assemblées sont placées sous la tutelle étroite du gouvernement. Comme l’écrit Armel Le Divellec, en France, les parlementaires « ont intériorisé leur abaissement » et se montrent d’une grande docilité. En effet, l’élection présidentielle a déplacé la légitimité des assemblées vers le chef de l’État. Même la réforme constitutionnelle de 2008 n’a pas fondamentalement remis en cause cette situation.
La logique du régime veut donc que le chef de l’État soit aussi le chef de la majorité parlementaire. Les pouvoirs du président sont, en effet, pour causer comme les juristes, « insaisissables » car non-écrits, dans la mesure où majorité présidentielle et majorité parlementaire sont supposées correspondre. Dans le cas contraire, on se trouve en situation de cohabitation ou dans l’impasse actuelle. C’est là tout le charme de notre Constitution qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le monde.
Il y a donc peu à espérer de l’actuelle assemblée dont le libéralisme n’est de toute façon pas le caractère saillant. Malheureusement, la leçon de Prévost-Paradol n’a été ni comprise ni appliquée en France. La question en tout cas reste posée. Le régime parlementaire a-t-il jamais fonctionné de façon satisfaisante dans un pays où l’absolutisme (royal ou populaire) a toujours été en faveur ?
Article publié initialement le 14 juillet 2022.