Les bottes s’enfoncent sans mal dans le sol gorgé d’eau, abreuvé par les pluies de ces derniers mois. Sur cette langue humide de Goutte Bariq s’imagine depuis des années l’extension du Parc d’activités porté par le Smipac de La Croisière (1). C’est aussi là que naît le ruisseau qui se jette plus loin dans la Dauge, affluent de la Gartempe.
Entre zones humides…« Cette année, avec les pluies, on ne fait que retrouver la capacité hydromorphe (2) de nos sols », se réjouit Christophe Dubois en se frayant un passage entre les joncs et les épilobes tétragones. Si des carottages avaient permis de trouver de l’oxyde de fer dans les vingt premiers centimètres du sol (3), révélateur de son hydromorphie, la parcelle laisse aujourd’hui apparaître des flaques où stagne l’oxyde de fer qui a migré en surface. @Julie Ho Hoa
« L’activité agricole avait un peu caché les propriétés de cette parcelle mais la capacité du sol est bien là », constate le président de la Zrad (Zones rurales à défendre) à La Croisière.
« On est vraiment sur un endroit hyper fragile, une petite cuvette formée de colluvions. Aucun bâtiment ne pourrait s’implanter là si ce n’est en comblant avec des tonnes et des tonnes de terre et de béton et évidemment, cela va tarir la ressource en eau. »
Un scénario qu’il redoute avec ce projet d’extension du parc d’activités qui pèse sur ces parcelles agricoles « comme une épée de Damoclès » depuis des années (lire ci-dessous).
Depuis 2018, le bras de fer est continu sur ces parcelles convoitées par le Smipac. « En avril 2018, les propriétaires ont reçu un courrier leur demandant s’ils voulaient vendre. Il était hors de question que je reste les bras croisés », explique Christophe Dubois, enfant du pays, fils d’agriculteur et propriétaire. L’association Zones rurales à défendre à La Croisière monte alors au créneau contre une logique d’aménagement qu’elle juge « dépassée » et le grignotage de ces terres arables et pacages humides.La carte laisse apparaître un cours d'eau et des zones humides qui traversent la parcelle convoitée par le Smipac @Julie Ho Hoa
« La logique d’avant, c’était de se dire : “le foncier agricole, c’est pas cher” donc on va toujours sur ce terrain-là. Mais on se rend compte qu’on a perdu 17 % de la surface agricole utile depuis les années 1950, sans compter l’effondrement de la biodiversité (moins 70 % depuis 50 ans, N.D.L.R.). »
« Au regard des enjeux sociétaux et environnementaux, des sécheresses, du manque d’eau, on pourra mettre tous les habillages possibles, planter des arbres ici, créer une mare là, mais détruire des environnements naturels et agricoles fonctionnels, ce n’est plus entendable. »
... Et terres agricolesLe Smipac lui, estime qu’il fait tout pour minimiser l’impact sur l’activité agricole. Les agriculteurs concernés se verront proposer un prix de rachat pour leurs terres, abondé, si besoin, d’un petit bonus de la collectivité par rapport à l’estimation des Domaines. S’ajouteront des indemnités pour compenser la perte d’exploitation et l’impact sur le chiffre d’affaires « qui peut être calculé sur plusieurs années », valorisées si l’agriculteur a planté des haies, installé des clôtures.Ces hectares de terres sont aujourd'hui exploitées par les agriculteurs locaux @Julie Ho Hoa
« Dans l’absolu, ils auront une indemnité d’éviction et on leur proposera d’autres terrains », avance-t-on par la voix d’un technicien du Smipac, le président n’ayant pas souhaité répondre. Le Syndicat a en effet fait l’acquisition de 26 hectares de terres agricoles à proximité pour les proposer en compensation.
L’économie agricole ne doit pas être un frein à celle du secteur tertiaire, résume le Smipac. « Si dans notre territoire, on ne fait pas ça, ça va être comme dans La Soupe aux choux. Dans quelques années, on va mettre du grillage autour du Limousin et on va nous jeter des cacahuètes. Il faut qu’il y ait de la place pour tout le monde, l’agriculture et l’activité économique », argumente-t-il.Sur les documents disponibles sur son site Internet, le Smipac indique une réduction de l'emprise initiale de l'extension du parc (en pointillés jaunes) et de ses futures constructions (zone en orange).
Côté environnemental, il cite en exemple ce qui s’est déjà fait sur le périmètre historique, « accotements engazonnés, gestion des eaux pluviales au fossé », « on a une gestion “à la parcelle”, on a gardé des espaces verts, des zones boisées ». Le Smipac explique qu’il a réduit la voilure de son projet d’extension pour prendre en compte les milieux fragiles, alors qu’il aurait pu « passer en force », passant de 70 hectares (60 en Haute-Vienne et 10 en Creuse) à 46 (une quarantaine en Haute-Vienne et le reste en Creuse).
« Quand on a lancé la procédure d’extension en 2019-2020, on a fait faire une étude d’impact environnementale très poussée, extrêmement précise sur son périmètre et on s’est aperçu qu’il y avait des zones sensibles qu’il fallait plutôt éviter ». Treize hectares de zones humides ou boisées « qu’on exclut, qu’on protège, qu’on évite », réduisant à 25 à 26 hectares l’emprise des aménagements « sur des terrains qui sont potentiellement peu impactants ». À savoir « quasiment que des terrains agricoles » détaille le Smipac qui promet « pas plus d’impact que de l’agriculture avec des produits phytosanitaires ». @Julie Ho Hoa
Près de 80 espèces protégées sur la zonePeu rassurant pour plusieurs associations naturalistes dont la LPO, le GMHL et la Société limousine d’odonatologie qui ont réalisé de leur côté des inventaires non exhaustifs sur le périmètre afin d’alerter les services instructeurs sur les enjeux environnementaux.
À l’une des réunions d’information du public, le rendu des études du Smipac évoquait seulement « du hérisson d’Europe » quand la base de données Faune Limousin faisait alors déjà état de 25 espèces dont 22 protégées. D’autant qu’à moins de 800 mètres s’étend la Znieff des Landes de la Saumagne gérée par le CEN et avec laquelle « la connexité est évidente ». « J’ai trouvé ça un peu inquiétant alors que leurs inventaires étaient censés être quasiment terminés », explique le directeur du GMHL, Gabriel Métégnier.De nombreux amphibiens mais aussi mammifères, insectes et oiseaux, menacés et protégés, sans compter des espèces végétales typiques des zones humides, sont présents sur le site de Goutte Bariq @Julie Ho Hoa
Dans leur expertise faunistique à valeur de signalement déposée en 2022 aux Dreal des deux départements, DDT et Conseil départementaux, les associations inventorient déjà 124 espèces animales (mammifères, amphibiens, oiseaux, reptiles, odonates) dont 80 protégées au niveau national, sans même que des prospections poussées n’aient été menées.
Le rapport indique qu’« il apparaît clairement une sensibilité mammalogique et herpétologique marquée sur ce secteur, essentiellement liée à des habitats bocagers, boisés et humides favorables à des espèces rares » avec des zones « en bon état de conservation », « fonctionnelles » et prévient que leur modification « va entraîner une perte et une destruction d’habitats et/ou d’individus » de ces espèces.Parmi les plantes inféodées aux zones humide, on trouve à Goutte Bariq des épilobes tétragones@Julie Ho Hoa
« On a voulu alerter les porteurs de projet et les services de l’État qui vont instruire ce dossier (3), que d’un point de vue patrimoine naturel, on n’est pas dans un désert du tout »
Gabriel Métégnier justifie une démarche « atypique » de la part des associations, « motivée par la mise en parallèle de cette extension avec les enjeux environnementaux du XXIe siècle : érosion massive de la biodiversité, réchauffement climatique, rôles joués par l’artificialisation des sols dans les pertes d’habitats et les bouleversements climatiques, perte de terres arables et dégradation des eaux en quantité ou qualité… »
L’emprise, même revue à la baisse ne saurait avoir un impact nul, aussi bien agricole, qu’environnemental, défend la Zrad. « Le petit ruisseau, on le contourne et on bétonne tout autour en fait, à droite, à gauche et en amont », constate Christophe Dubois en suivant du doigt les contours du nouveau plan d’implantation. Ce dernier ne satisfait pas non plus les associations naturalistes.Avec les pluies de ces derniers mois et l'impossibilité de faire rentrer des machines agricoles, le sol de Goutte Bariq a retrouvé sa dynamique de zone humide @Julie Ho Hoa
« Ça ne marche pas comme ça en fait. Le ruisseau par exemple, certes ne va pas être détruit mais les impacts indirects existeront quand même. Le putois par exemple, qui aujourd’hui est présent sur ce ruisseau, il est évident que quand on aura des entreprises partout autour, il n’y sera plus parce que c’est tout simplement le genre d’espèces qui ne traverse pas une zone d’activité commerciale ! », explique Gabriel Métégnier.
« On ne lâchera pas, assure la Zrad. Il est temps de repenser ce projet car les enjeux de l’eau, de l’environnement, les enjeux agricoles sont bien là. »
Trois décisions de justice en faveur des opposants au projet d'extensionDe l’autre côté de la petite route qui mène au hameau de Laschamps où il a grandi, Christophe Dubois balaye l’horizon de la main : « Là, c’est la Creuse. À partir de la rangée de chênes, on a 11 hectares de zones agricoles et naturelles qui avaient été injustement classés à urbaniser. On a obtenu leur déclassement au tribunal administratif de Limoges en septembre dernier », explique-t-il.Le permis du parc photovoltaïque, prévu sur une zone humide et dont les normes de construction n'étaient pas respectées, a été annulé en février 2021 par le Tribunal administratif @Julie Ho Hoa
Avant cela, l’association avait remporté un premier bras de fer en février 2021 avec l’annulation du permis de construire du parc solaire de 11 hectares prévu au nord de la zone pour non-respect des normes de construction. Sur ces parcelles également, des zones humides avaient été mises en évidence, alimentant le bassin-versant de la Dauge.
Le 16 mai dernier, l’association obtenait une troisième victoire face au projet d’extension avec le déclassement de 63,5 hectares côté Haute-Vienne. « La zone d’activité n’est pas saturée et la communauté de communes (Gartempe-Saint-Pardoux, membre du Smipac, N.D.L.R.) n’apporte aucun élément de nature à justifier la nécessité d’un projet de développement de la zone d’activité économique », estime le Tribunal administratif de Limoges qui note que 11 hectares sont encore disponibles sur les 50 hectares du périmètre historique du Parc et qu’il n’y a pas donc pas lieu de mobiliser plus d'hectares de foncier « en vue d’une urbanisation différée ».
Une décision qui satisfait dans le fond et dans la forme Christophe Dubois : « Ça suffit de classer des terres en réserve sans justifier de besoin économique réel ».L'extension du Parc d'activités de La Croisière est prévue dans la zone encadrée en rouge
« C’est un problème de temporalité », explique-t-on au Smipac. « Le tribunal administratif juge un règlement d’urbanisme qui date de 2019 et 2021 (4) et sur un taux de commercialisation de la zone qui n’est pas actualisé alors qu’aujourd’hui, on est sur une surface bien moindre et que le taux d’occupation est de 80 % », justifie le Syndicat qui annonce avoir « deux lettres d’intention d’entreprises qui se sont positionnées sur un lot de 10 hectares avec pas mal de créations d’emplois à la clé. Là, on a 224 salariés. On va passer entre 280 et 300 à la fin de l’année », ajoute-t-il.
Il prévoit de remettre en conformité les permis par rapport à la réalité du terrain, abaissant à 26 hectares l’emprise définitive au lieu des 63,5 initialement et de finaliser l’étude d’impact environnemental pour le déposer second semestre 2024 ». Suivra l’instruction par les services de l’État dans le cadre d’un programme d’aménagement, l’enquête publique, « c’est long, ça va mettre plus d’un an. On a commencé en 2019, on espère pouvoir terminer cette procédure en 2026 ».
L'association propose une alternative qui permettrait de valoriser les friches de La CroisièreÀ la place de ces parcelles à la valeur écologique et agricole indéniable, l’association de la Zrad à la Croisière propose au Smipac de considérer celles qui bordent la RN145, de l’autre côté de la station-service qui marque la frontière entre Creuse et Haute-Vienne. Des parcelles acquises par la Safer dans le cadre d’un plan de compensation agricole par rapport au projet d’extension de la ZA de La Croisière.Plutôt qu'une extension au sud, Christophe Dubois imagine un projet autour de La Croisière et des parcelles et friches qui l'entourent @Julie Ho Hoa
« Elles sont classées parcelles agricoles mais c’est complètement incohérent puisqu’elles sont coincées par les axes routiers, impossibles à exploiter, on ne va pas couper l’autoroute pour amener les troupeaux ! », fait remarquer Christophe Dubois. Mais elles pourraient tout à fait accueillir un parc d’activités, redonnant un peu de vie et de gueule à cette porte d’entrée et de sortie des deux départements.
Impossible répond-on au Smipac, à cause « du plan d’urbanisme en vigueur ». « On pourrait le faire mais il faudrait une modification du PLUi, que la commune soit d’accord pour le faire, ça engage des fonds et ça prend du temps », et hors de question de rater le coche avec des entreprises qui voudraient s’implanter « demain ou après-demain ».Sur cette carte de La Croisière datant de 1970, on voit le village, point de passage stratégique, que l'association Zrad souhaiterait voir revivre @ Julie Ho Hoa
Il faut aussi prendre en compte l’impact sur les habitations à proximité. « On ne peut pas mettre le même type d’activité, il y a des règles en termes de distance, de bruit, de luminosité autour des habitations », ce qui poserait des contraintes pour les entreprises de type « industriel » que le PAC veut séduire. « Peut-être qu’à l’avenir on pourra le faire, mais pour des activités beaucoup plus petites, artisanales », glisse le Syndicat mixte.
Une occasion ratée pour Christophe Dubois qui n’en démord pas : « On a une friche de plus de 2 hectares, un hôtel-restaurant qui est fermé depuis deux-trois ans et donc tout un espace qui pourrait être réhabilité ». Il rappelle la générosité de l’État autour du recyclage foncier des friches et déroule une vue aérienne de La Croisière en 1970, pour montrer combien la zone alors « vivait » et s’imposait comme un vrai carrefour sur cet axe névralgique.
« Les élus n’ont jamais voulu investir d’argent, de réflexion et d’ingénierie parce qu’ils avaient ce projet de zones d’activités au sud. Résultat, ça fait 30 ans que les gens passent ici et voient des friches, des friches, des friches. L’image de la Creuse, c’est la friche… »
Le président de Zrad attend de la « volonté politique » pour recentrer l’activité sur La Croisière et « sortir du raisonnement de l’extension à tout va dans des zones naturelles et agricoles ». « On ne pourra plus, demain, faire sans cesse plus grand, plus large, et toujours plus étendu, rappelle-t-il. Il vaut mieux faire mieux dès aujourd’hui ou, pour le dire autrement, faire plus en phase avec ce que sera notre société dans les décennies à venir » @Julie Ho Hoa
Et cite volontiers ce qui s’est fait sur les zones d’activités au nord de Limoges, où le parti a été fait d’aller sur de la rénovation urbaine « pour remettre de l’activité au cœur des populations, se reconcentrer sur les villes pour limiter les déplacements, faciliter la vie des gens. Alors oui, c’est plus cher, oui c’est plus compliqué, concède Christophe Dubois, mais la valeur ajoutée est bien supérieure et on sort de la France moche ! »
« À l’époque, les élus ont fait des pré-études, des études pour savoir quel était le meilleur positionnement possible et les études ont désigné cet emplacement-là », justifie le Smipac qui a vu ces vingt dernières années, douze entreprises s’implanter. Mais ce qui n’était alors pas une préoccupation majeure l’est désormais dans le contexte sociétal et environnemental actuel. Et c’est bien le principal reproche que les opposants au projet d’extension auraient à adresser au Smipac. @Julie Ho Hoa
« Depuis les années 1990, il vit sur lui-même, observe Christophe Dubois. Il n’est pas porteur d’enjeu environnemental, il n’est pas porteur d’enjeu agricole, il n’est pas porteur d’enjeu d’urbanisme, son seul objet, c’est le développement du parc. Donc il n’intègre pas toutes les données extérieures et je pense qu’il renvoie de mauvaises informations aux élus du secteur qui croient mordicus qu’il a un avenir. Ce que propose l’association, c’est de repartir sur une réflexion globale sur La Croisière pour limiter l’impact de l’urbanisation, la reconcentrer en prenant en compte, cette fois-ci, tous les enjeux. »
(1) Le Smipac de La Croisière est composé d'élus des communautés de communes de Bénévent-Grand-Bourg, du Paus sostranien, du Pays dunois, de Gartempe-Saint-pardoux et du Haut-Limousin-en-Marche. (2) Qui montre des marques physiques de saturation régulière en eau. (3) Le sol d’une zone humide se ressuie lentement, provoquant des réactions chimiques notamment avec le fer qu'il contient. (4) Le projet d’extension comptait au départ 63,5 hectares côté Haute-Vienne et 10 côté creusois, réduit aujourd’hui à 26 hectares côté haut-viennois et le reste côté creusois.
Texte & photos : Julie Ho Hoa julie.hohoa@centrefrance.com