Patrick Chastenet est professeur émérite à l’université de Bordeaux où il a proposé pendant de nombreuses années un cours sur les « pensées politiques écologistes » à ses étudiants. À la fois proche des mouvances anarchistes et écologistes, autrement dit, autant épris de nature que de liberté, il admet d’emblée sa sympathie pour les cinq auteurs présentés dans son livre Les Racines libertaires de l’écologie politique, publié en 2023 à L’Échappée. Outre son amitié avec Jacques Ellul, il a connu et interviewé Bernard Charbonneau et Ivan Illich. Élisée Reclus et Murray Bookchin complètent cette galerie de portraits permettant d’introduire aux principales idées de ces précurseurs, faisant de Chastenet un infatigable passeur de la pensée écologiste. Certaines de leurs analyses et prémonitions risquent d’apparaître évidentes au lecteur contemporain tant l’histoire leur a malheureusement donné raison.
À la découverte de la branche libertaire de la famille écologiste
En dépit de leurs différences, « ces penseurs ont en commun de ne pas réduire la question écologique à la protection de l’environnement, [de] ne pas la séparer d’une critique radicale du capitalisme techno-industriel et [d’]appeler de leurs vœux un changement de société. » S’ils se gardent d’idéaliser le passé, ce dernier est parfois décrit avec une pointe de nostalgie, bien qu’il soit avant tout envisagé comme un réservoir d’expériences utiles pour le présent.
Patrick Chastenet retient le terme de « libertaire », plus large que celui d’« anarchiste », lequel renvoit à un courant politique dont les auteurs ne se réclament pas tous explicitement. En revanche, tous refusent la domination et la hiérarchie, tout en appelant de leurs vœux un approfondissement de la démocratie. Ils s’accordent également pour refuser la violence comme moyen ou stratégie. La liberté est bien sûr au cœur de leurs écrits respectifs. Le terme « écologie » recoupe de même des courants politiques assez larges avec la question des limites comme point commun.
L’anarchisme est donc l’une des influences de l’écologie politique, bien que celle-ci soit paradoxale. Ces penseurs libertaires sont souvent invoqués comme références par des femmes et des hommes politiques écologistes, alors que les premiers sont méfiants ou hostiles à l’égard des partis et de la politique en général. Ils n’en sont pas moins, pour Patrick Chastenet, des auteurs fondamentaux pour imaginer d’autres formes de sociétés aptes à conserver leur liberté tout en établissant une relation plus saine avec leur environnement.
Tout au long de son essai, Patrick Chastenet s’efforce de faire dialoguer ces cinq auteurs entre eux. Par exemple, Illich et Charbonneau partagent la même crainte de l’avènement d’un écofascisme. Des divergences existent a contrario concernant le lien entre facteur démographique et crise écologique : Charbonneau affiche ainsi une position néo-malthusienne quand Bookchin s’oppose à une telle thèse. Les débats sur le rôle de l’Église chrétienne dans cette même crise révèlent en revanche des analyses plutôt nuancées, mettant en avant l’ambivalence de la religion, à la fois destructrice et potentiellement salvatrice dans ce domaine. Concernant la technique, Ellul et Bookchin ne sont pas sur la même longueur d’onde, entre pessimisme pour l'un et relatif optimisme pour l'autre. En revanche, ils convergent tous sur leur refus de la « politique politicienne » ou d’une avant-garde guidant les masses. Comme l’écrit Patrick Chastenet : « Tous les cinq pensent que l’on peut passer d’une société foncièrement injuste à une société juste sans recourir à la violence. Leur conception de la révolution emprunte davantage à la parabole biblique du petit troupeau qu’au célèbre Que faire ? de Lénine. »
Leurs pensées devraient aider à réfléchir ceux qui sont attachés à la cause écologique et qui sont à la recherche d’« une doctrine cohérente », ou a minima de repères pour s’orienter, sans pour autant leur livrer un « programme politique clefs en mains ». Il en va ainsi de la sobriété, de leur éloge de la lenteur ou de l’interrogation sur le progrès apporté par la technique. Patrick Chastenet croit que « la lecture – même partielle – de l’œuvre d’un seul d’entre eux pourrait permettre d’esquisser le pas de côté nécessaire à la fondation d’une société supportable à défaut d’être parfaitement écologique et authentiquement libertaire ».
Bernard Charbonneau : une vie guidée par un amour de la nature et de la liberté
Patrick Chastenet consacre également un ouvrage à Bernard Charbonneau (1910-1996), dont l'œuvre reste encore trop méconnue. Dans son Introduction à Bernard Charbonneau, publié dans la synthétique collection « Repères » de La Découverte, Patrick Chastenet montre à quel point la conjoncture à la fois politique et écologique actuelle invite à une redécouverte de ses écrits. Précurseur de l’écologie politique, Charbonneau est attentif à l’impact des sciences et des techniques sur les sociétés humaines et la nature. Il est très tôt conscient de l’incompatibilité entre la finitude du monde et la croissance infinie prônée par certains économistes. Pour lui, le point de bascule de l’histoire de l’humanité se situe au début de la Grande Guerre, qui constitue la première mobilisation totale de la société et qui perdure en temps de paix.
En l’absence d’une biographie de référence, Patrick Chastenet identifie trois séquences chronologiques au sein du parcours de Charbonneau. Ce dernier est d’abord un « Témoin de la "Grande Mue" (1910-1939) ». Il naît à Bordeaux en 1910 dans une famille de la moyenne bourgeoisie. Sa découverte du scoutisme et de la nature, vue comme un refuge, est déterminante pour le jeune homme. Il est un étudiant brillant, après un parcours chaotique au lycée, allant jusqu’à l’agrégation d’histoire-géographie. Lors de ses années à l’université, il devient ami avec Jacques Ellul. Ils participent ensemble à des camps d’intellectuels et d’artistes dans la nature. Ils se retrouvent dans leur double refus des totalitarismes et de la société technicienne. Ils sont attirés par le personnalisme et le groupe autour de la revue Esprit, tout en conservant une certaine distance puis de rompre avec celui-ci. Avec Ellul, Charbonneau incarne en effet une tendance distincte de la revue et propose un programme révolutionnaire et décroissant visant à changer la vie. Ils considèrent le « sentiment de la nature [comme une] force révolutionnaire »
Patrick Chastenet évoque ensuite « La traversée du Désert (1939-1969) » de Charbonneau. Il refuse de s’engager dans la guerre, qui aurait selon lui pour conséquence de renforcer l’État et ses travers. Pour reprendre le mot de sa femme, Charbonneau fait une « carrière à l’envers » : il demande sa mutation dans des établissements de plus en plus petits et délaisse l’enseignement supérieur qui lui aurait sûrement permis de mieux diffuser ses idées. De 1940 à 1947, il rédige la majeure partie de son œuvre sous la forme d’une « Somme », matrice de publications ultérieures. La bombe atomique américaine lancée sur le Japon confirme ses craintes sur le caractère totalitaire de la science et de la technologie aux mains de l’État. Un contrôle de la population dans ce domaine lui semble nécessaire pour ne pas abdiquer sa liberté : la technique doit redevenir un moyen et non une fin. Tout au long de cette période, son discours est inaudible et limité à un cercle de fidèles. Il conçoit la publication de ses livres comme un pis-aller. En 1969, son grand livre Le Jardin de Babylone sort chez Gallimard et annonce indirectement l’entrée dans une nouvelle décennie qui met en avant la question environnementale.
La dernière partie de son existence (« Le feu vert (1969-1996) ») est notamment marquée par son engagement contre différents projets d’aménagements en Aquitaine et ailleurs. Il rédige des chroniques écologiques dans le périodique protestant Foi & Vie, alors dirigé par Ellul. Il est également très actif dans La Gueule ouverte, un journal écologiste et gauchiste, et dans la revue Combat Nature, qui fédère les associations de défense de l’environnement et auquel il s’efforce de donner des bases philosophiques. Dans les années 1980, il assiste à la naissance des premiers partis écologistes. Il s’agit d’une victoire ambivalente pour Charbonneau. S’il a contribué à mettre l’environnement à l’agenda politique, le parti n’est pas la forme d’action qu’il préconise. En définitive, « [i]l occupe une place à part dans la mouvance écologiste. Il a toujours vécu comme il pensait et a toujours pensé ce qu’il vivait ».
Faut-il en fin de compte considérer Charbonneau comme un révolté ou simplement comme un homme à la lucidité empreinte de nostalgie ? Le paradoxe est indéniablement constitutif de son caractère. Intransigeant dans ses principes et objectifs, il reste un homme de plaisirs. « Existe-t-il un hiatus entre la dureté de son diagnostic sur l’état de la société techno-industrielle et la douceur du traitement qu’il préconise ? », s’interroge Patrick Chastenet, « Rien n’est moins sûr tant il insiste sur l’extrême difficulté de la conversion radicale qu’il appelle de ses vœux ». Quoi qu’il en soit, l’amour de la nature et de la liberté constitue le fil rouge de sa vie, associé à son compagnonnage avec Jacques Ellul.
Critique du totalitarisme industriel et du mouvement écologiste
Patrick Chastenet souligne la « conception tragique de la liberté » de Charbonneau, celle-ci étant à la fois source de malheur et de bonheur pour l’homme, de même que son corps marque son appartenance à une nature dont il cherche à s’émanciper par ailleurs. En attaquant la nature, l’homme se met pourtant en péril. Paradoxalement, son sentiment de la nature se développe au fur et à mesure que l’homme la détruit, réalisant sa perte. Charbonneau appelle l’humanité à se dominer et à établir un nouvel équilibre avec la nature. Patrick Chastenet estime que sa pensée n’est pas abstraite mais, au contraire, « à hauteur d’homme » et le défend du reproche d’élitisme. Charbonneau croit en la force des petits collectifs et à celle de l’imitation. En cela, ses affinités le rapprochent de l’anarchisme, sans qu’il ne s’en réclame directement, étant par ailleurs dubitatif sur la possibilité d’une société sans État.
Dans ses livres, Charbonneau n’a de cesse de critiquer ce qu’il appelle le « totalitarisme industriel ». Il cible en particulier le tourisme de masse, qui détruit les espaces alors qu’il répond pourtant à un désir de nature et de fuir la ville. Ce tourisme repose largement sur la technique (l’automobile, l’avion). De son côté, Charbonneau prône une forme de tourisme lent, s’appuyant sur la marche ou le vélo. Il voit d’un bon œil les résidences secondaires et le désir d’enracinement auquel elles peuvent contribuer — sans que ce désir ne se confonde dans son esprit avec un repli identitaire. Il dénonce également la nourriture issue de l’industrie agroalimentaire et de l’agriculture intensive, bourrée de pesticides et sans saveur. Dans L’Hommauto (1967), il s’élève contre la voiture qui rend esclave son conducteur.
Il critique la croissance et l’idéologie du développement qui saccage villes et campagnes, invitant au contraire à ralentir. Il refuse à la fois le « système » incarné par les technocrates et le « chaos » vers lequel nous entraîne la modernité, proposant une troisième voie reposant sur une prise de conscience, la reconnaissance que la technique est tout sauf neutre, l’ascétisme et un principe de précaution avant l’heure.
Son essai Le Feu vert (1980) est une « autocritique du mouvement écologiste », qu’il considère comme un rassemblement hétéroclite d’éléments de droite et de gauche. Il affirme son refus des formes de protection de l’environnement qui sanctuarisent des espaces sans remettre en cause globalement la société et craint à terme un « fascisme vert », mis en œuvre par les élites pour gérer la pénurie au sacrifice de la liberté. Pour lui, les écologistes ne doivent pas essayer d’« établir le paradis sur terre mais d’y éviter l’enfer ». Il prône une mobilisation d’abord locale, où l’écologie est un contre-pouvoir et appelle avant tout à une prise de conscience individuelle.
Charbonneau se révèle un homme de paradoxes et parfois de contradictions, dont les idées se rapprochent aujourd’hui de celles des participants des « ZAD » et autres opposants aux « grands projets inutiles ». De manière plus générale, les critiques formulées par ces auteurs visent souvent très juste, même si l’on ne partagera pas nécessairement leurs « stratégies » politiques, notamment leur conviction qu’il est inutile de voter, alors que l’intérêt et la relative efficacité de cette action semblent en revanche bien compris et depuis longtemps par les partis et électeurs de l’extrême-droite. Leur croyance en un seul changement par les consciences s’avère aussi limité par les structures sociales. Le rôle de ces penseurs reste néanmoins important afin de dessiner des conceptions alternatives de la société.
